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Une histoire de la gauche

Dans sa volonté initiale d’éclairer l’histoire immédiate, François Saillant ne comptait pas remonter plus loin qu’au début des années 1980, explique-t-il en introduction de sa Brève histoire de la gauche politique au Québec.

L'échappée du temps

Dans sa volonté initiale d’éclairer l’histoire immédiate, François Saillant ne comptait pas remonter plus loin qu’au début des années 1980, explique-t-il en introduction de sa Brève histoire de la gauche politique au Québec.

Chemin faisant, il s’est vite pris à suivre d’autres pistes, à ratisser plus large, avant de convenir qu’il devait tout de même s’arrêter plus ou moins à la décennie 1880. Arrivé là, écrit-il, la piste des idées dont il traque les origines se brouille quelque peu. En vérité, elle se brouille bien avant, dans les replis et les ombres que n’éclaire pas son travail, tout occupé qu’il est à suivre la lumière de l’astre qui le guide, c’est-à-dire «la construction d’une societe plus juste, egalitaire, socialiste dans le sens large du terme», dans un élan qui «porte la cause des travailleurs et des travailleuses sur la scene politique». Comment, sous ce seul éclairage, parler par exemple de l’experience du Parti patriote et des soulèvements de 1837-1838, même si, comme François Saillant le dit, «plusieurs propositions a caractere democratique et republicain etaient assurement progressistes dans un contexte de domination coloniale»? Les limites de l’ouvrage sont fixées en quelque sorte par ce regard unifiant dont on aimerait qu’il n’ait pas à trop varier à travers le temps, pour ne pas être dérangé, au fond, par le fait qu’il existe plus d’une histoire dans l’Histoire. Rien, bien sûr, n’est si simple.

Ce qui cristallise l’attention de François Saillant dans sa Brève histoire de la gauche politique est pour l’essentiel lié à la joute électorale, ce qui laisse d’emblée un peu de côté nombre d’organisations, de groupes de pression et de collectifs qui n’ont jamais éprouvé le besoin, pour se convaincre de leur importance et de leur influence, de se jeter dans l’arène de ce que Sartre avait stigmatisé dans une formule lapidaire: «élections, piège à cons». Le livre avance donc dans les limites de ce pré carré qu’est le jeu électoral, même s’il s’autorise, de temps à autre, à interroger un peu les marges de cette activité politique assez circonscrite. En sorte qu’il y est aussi question, ici et là, de lutte à la pauvreté, d’altermondialisme ou de presse étudiante, par exemple. Ce choix du cadre électoral, comme fondement principal de l’ouvrage, demeure tout de même quelque peu étonnant pour un homme tel François Saillant, connu pour avoir milité toute sa vie dans des groupes de pression, en particulier à titre de porte-parole, entre 1979 et 2016, du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU). Saillant a toujours porté ses engagements la tête haute, sans éprouver le besoin de camoufler ses activités passées de militant communiste, comme l’ont fait de très lisses et carriéristes technocrates issus des mêmes eaux, comme un Simon Brault, désormais directeur du Conseil des arts du Canada. C’est peut-être d’ailleurs au chapitre de l’histoire des groupes communistes des années 1970 que ce livre s’avère le plus riche. Qui donc écrira, sur ces années étouffées dans la gorge de la mémoire, une histoire de ces groupuscules dont plusieurs membres vont se retrouver par la suite, après avoir abandonné le col Mao pour la cravate, au nombre des cadres d’une société qu’ils contestaient?

L’objectif général de Saillant, dans cette «histoire de la gauche electorale et parlementaire», consiste à rappeler des luttes et leurs origines, mais aussi à expliquer comment «la gauche politique a ete si longtemps incapable de parvenir a ses fins, malgre quelques succes electoraux sporadiques, et meme si certaines des idees qu’elle a mises de l’avant ont pu influencer des politiques publiques mises en œuvre par d’autres».

La tentation apparaît, dans ce livre, de voir l’histoire se dérouler comme un fil, selon un parcours où tout se tient à peu près, alors que l’histoire est souvent, par définition, le fruit de ruptures, malgré les apparences qui pourraient nous distraire jusqu’à nous faire croire le contraire. On avance ainsi dans cet ouvrage comme un marcheur tente de progresser dans une rivière, en sautant de pierre en pierre, en espérant ne pas glisser dans le courant. On pose donc le pied, aux abords des berges de cette glissante traversée, sur Alphonse Verville, un plombier du Parti ouvrier fort de plusieurs résultats électoraux encourageants. Puis voici Alphonse-Telesphore Lepine, typographe, imprimeur, premier candidat ouvrier élu au Canada en 1888, dans la circonscription de Montréal Est. Dans une brochure de sa main, Lépine cite Pierre-Joseph Proudhon, observant «que la propriete n’avait pu, dans ses origines, s’etablir et se fonder qu’en empietant sur les droits imprescriptibles du peuple, qui seul a le droit de disposer de la terre, son heritage naturel». On saute par la suite jusqu’à Albert Saint-Martin, un homme qu’on gagnerait certes à mieux connaître, peut-être en l’étudiant de nouveau, grâce aux outils de recherche d’aujourd’hui, avec un élan différent de celui qu’avait manifesté, en 1979, son biographe Claude Larivière. Faut-il s’attarder sur le menuisier Narcisse Arcand, militant ouvrier de premier plan dont on signale, en une trop brève parenthèse, qu’il fut le père du syndicaliste Adrien Arcand, lequel va devenir, au début des années 1930, le chef de l’extrême droite canadienne? Cette filiation soulève à tout le moins un certain nombre de questions sur l’équilibre tremblant des idées dans une société. D’ailleurs, le Parti ouvrier auquel souscrit Narcisse Arcand, fondé en 1899, a beau présenter un programme dont plusieurs aspects «peuvent encore aujourd’hui etre consideres comme progressistes», selon les mots de Saillant, il est difficile de ne pas observer aussi ses mesures ouvertement hostiles à l’immigration, en particulier à l’immigration asiatique, que ses militants vont accuser d’être un facteur favorisant la baisse de salaire, ce qui révèle une forte composante raciste.

Dans l’entre-deux-guerres, malgré l’interdiction des communistes, des figures issues de cette mouvance apparaissent au grand jour, dans la foulée de l’élan donné par la révolution de 1917 à Moscou. Qui sont les milliers de personnes qui voient en Fred Rose, Léa Roback ou autres Henri Gagnon des gages de meilleures conditions sociales pour tous? Le sociologue Marcel Fournier, que cite François Saillant, a raison à leur sujet: «La lutte que les militants [communistes] menent dans les quartiers populaires et les entreprises apparait beaucoup plus articulee et plus continue que sur la scene electorale.» Encore faudrait-il en parler. Mais de cela il n’est qu’assez peu question dans l’ouvrage de Saillant.

Dans les années 1950, la Co-operative Commonwealth Federation (CCF) attire de nouveaux militants, comme Simone Monet et son mari, le bouillant syndicaliste Michel Chartrand, un ancien militant du Bloc populaire dont les idées, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont à situer bien plus à droite qu’on ne voudrait le penser d’emblée. En 1956, la CCF change son appellation francaise pour celle de Parti social democratique du Canada (PSD). Chartrand y sera candidat trois fois, en deviendra le chef et tentera d’y accueillir le monde ouvrier. Au sein de ce parti, Chartrand fréquente par exemple l’avocat Jacques Perrault, figure oubliée et pourtant majeure pour l’émancipation juridique des femmes. L’histoire a plutôt retenu le nom de Thérèse Casgrain, sans jamais faire trop de cas des plaisirs suaves qu’elle prenait à manger à Buckingham Palace dans des couverts en argent massif ou encore de son appui sans réserve, en 1970, à la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre. Au sein du PSD, l’écrivain Pierre Vadeboncœur, un proche ami de Chartrand, pose plusieurs questions, comme il le fera plus tard au sein du Parti québécois. «La premiere et parmi les plus impor-tantes, écrit Vadeboncœur, ce sera de savoir de quels poids la gauche veritablement anticapitaliste pourra peser dans ce parti qui represente deja des compromis trop grands avec le systeme capitaliste.» La question demeure valable, au-delà du temps qui passe, pour bien d’autres formations électoralistes, d’hier comme d’aujourd’hui.

Dans les ourlets du PSD, on croise un Pierre Elliott Trudeau, ce qui laisse pré-sager des tensions, au sein de la gauche, que feront jaillir les différences de point de vue face à la question nationale du Québec au sein de l’ensemble fédéral canadien. Plusieurs formations politiques tenteront d’aller de l’avant avec des analyses et des stratégies qui ne tiennent pas compte suffisamment de celle-ci, d’autant plus qu’il s’agit souvent de plaquer sur la société québécoise des idées expérimentées au Canada anglais ou, dans le cas des militants communistes, à Moscou ou Pékin, ce qui va conduire à l’échec de plusieurs élans politiques.

Tout n’est pas parfaitement clair, l’histoire étant un réservoir de possibles où le pire fraternise parfois avec le meilleur. La Revue socialiste de Raoul Roy, dans ses commencements, attire par exemple à elle autant Jacques Ferron que Gaston Miron. Mais le côté ouvertement réactionnaire de Raoul Roy, qui voit en Jésus «un guerrier de l’indépendance» tout en apparaissant obnubilé, comme un certain nombre de ses disciples, par l’idée que les immigrants constituent une menace sociale, montre bien que tout n’est pas coupé au couteau entre la droite et la gauche dans la marche des idées. Le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), qui défend un socialisme bon teint, constituera pour sa part une sorte de pépinière pour plusieurs militants du Front de libération du Québec. Au sujet des positions du RIN, François Saillant donne à lire des considérations intéressantes. Il est allé, pour nourrir son propos, puiser dans des documents de première main et compte aussi sur l’apport d’entrevues. Mais comment situer le Parti québécois, qui pousse en partie sur les cendres du RIN, mais en rejette, sous l’impulsion de René Lévesque, une part de l’héritage?

Dans son travail, François Saillant se tient en réserve de ses penchants personnels, dit-il, mais tout son cheminement se trouve pourtant bel et bien placé sous le grand chapiteau de l’avènement de Québec solidaire et de l’élection de son premier député en 2008, comme s’il s’agissait là d’un point de mire de l’histoire qu’il s’efforce de circonscrire.

L’histoire, chez François Saillant, apparaît au fond comme un objet de méditation. S’il affirme s’en être tenu, dans le corps de son livre, à une simple relation historique, c’est pour mieux se lâcher, au bout du compte, sur ce qui le fascine et l’habite. «Ce n’est qu’en fin de parcours, dans la postface, que je me suis permis de sortir du recit et de l’analyse auxquels je m’en etais tenu jusque-la pour faire part de quelques réflexions plus libres sur l’avenir de Quebec solidaire.» Son livre, préfacé par un député de cette formation, Alexandre Leduc, ne saurait tromper sur son horizon. Dans cette histoire de la gauche, proposée dans une grande coulée, Québec solidaire est bel et bien présenté comme le breuvage du moment, qu’on voudrait bien faire avaler comme s’il s’agissait d’une potion d’éternité offerte par la pompe à rêves qu’anime une certaine vision du présent.

Je sais bien que je vais trop vite. Car l’es-pace manque. J’en viens tout de même à penser que ce petit livre, malgré ses défauts et ses limites, vaut bien le détour pour qui s’intéresse, de près ou de loin, à l’articulation politique de certaines conceptions dites de gauche.

 


François Saillant
Brève histoire de la gauche
politique au Québec

Montréal, Écosociété, 2020, 276 p.
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