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Une femme se penche sur son passé

Une femme se penche sur son passé

J’ai oublié d’être Sagan est un livre court et dense, dont la violence, en apparence exotique, rappelle certaines des bases propres à toute structure sociale patriarcale.

Roman

J’ai oublié d’être Sagan est un livre court et dense, dont la violence, en apparence exotique, rappelle certaines des bases propres à toute structure sociale patriarcale.

Nassira Belloula, journaliste et écrivaine algéro-canadienne, est l’autrice d’une œuvre romanesque, poétique et essayistique importante, publiée pour l’essentiel en Algérie. Avec J’ai oublié d’être Sagan, les jeunes éditions Hashtag font paraître son premier roman au Canada.

Misogynie ambiante

La narratrice de ce court roman reçoit une lettre de son ancien professeur et amant trente ans après leur liaison. Cet événement ébranle d’un seul souffle le semblant de vie paisible qu’elle avait, au prix d’un certain renoncement à elle-même, réussi à bâtir. Or, ce n’est pas tant le souvenir de cette liaison passionnelle qui provoque cet effondrement intérieur que le surgissement d’un passé traumatique qu’il suscite, celui de sa jeunesse de fille et de femme au sein d’une culture arabo-berbère ultraconservatrice.

Le texte, remontant le fil des souvenirs, retrace les épreuves et les violences qui ont jalonné le parcours de cette survivante, des Aurès à Boston, où elle vit au moment de recevoir la missive de son ancien amant. On comprend rapidement que l’essentiel des traumatismes provient des structures traditionnelles rigides et patriarcales de son univers familial: un environnement social dans lequel les femmes sont dépossédées de leur être, aliénées par le désir et la volonté des hommes jusqu’à n’être plus considérées que comme des «trous» dans lesquels s’enfoncent les pénis et d’où sortent les enfants, quand elles ne sont pas perçues tout simplement comme des «erreurs». Viols et incestes y sont «anodins» et l’obsession pour «l’honneur» se révèle vite n’être qu’un outil de contrôle supplémentaire. Par ailleurs, le jeu des pouvoirs et des attributions familiales place les femmes dans une situation de compétition qui tue dans l’œuf toute tentative de solidarité féminine.

Au sein de cette misogynie ambiante, la volonté de liberté de la narratrice, ses désirs et ses aspirations apparaissent comme le fait d’une possession par un djinn mauvais. Non seulement les viols, les abus et le mariage forcé contribuent à nier son être, mais sa rébellion même lui est retirée pour être attribuée au surnaturel. La littérature apparaît comme la seule échappatoire à cet enfer. Un moyen d’évasion, certes, mais surtout une source salutaire d’identité et de révélation de soi. La narratrice, dont le nom a plusieurs fois changé au cours de sa vie, trouve ainsi des formes d’existence en s’identifiant à Françoise Sagan, Alice Walker, Virginia Woolf et à leurs personnages féminins, et établit de la sorte une communauté d’empathie et d’expériences féminines.

Identités féminines

J’ai oublié d’être Sagan est avant tout un livre sur les possibilités d’identités féminines dans un contexte masculin qui les vide — quand il ne les nie pas. Déplaçant son personnage de l’Afrique du Nord à l’Amérique du Nord, en passant par la France, Nassira Belloula nous rappelle qu’il n’est pas qu’en des milieux patriarcaux extrêmes — et il est capital de préciser ici qu’elle ne traite pas du monde arabo-musulman en général, qui possède également sa tradition féministe1, mais bien d’un milieu saharien particulier — que cette question se pose. Si l’histoire racontée est d’une violence qui, de prime abord, apparaît archaïque, une réflexion plus mûre nous conduit à penser que ses soubassements structurels et idéologiques ne sont pas si éloignés de plusieurs états de fait occidentaux: il suffit de se replonger dans des chapitres d’Andrea Dworkin ou de Martine Delvaux pour s’en convaincre.

En dépit de quelques redondances et conventions dans l’expression du désir, J’ai oublié d’être Sagan ne manque pas de solidité ni de pertinence. Un aspect du roman de Nassira Belloula particulièrement intéressant tient à ce que sa protagoniste, qui possède une solide culture littéraire, devient autrice de romans à l’eau de rose, une littérature populaire — entendre «inférieure» dans encore bien des milieux littéraires — que l’on attribue généralement aux femmes. Je vois, dans le symbole de cet accomplissement littéraire, l’image d’un pied de nez féminin à la «grande littérature», l’idée que l’identité littéraire féminine échappe aux critères des hommes, qu’elle refuse désormais. La récente lettre ouverte adressée au critique du Devoir Christian Desmeules par Daphné B. et Sara Hébert est le rappel de l’actualité de ces enjeux, qui n’appartiennent ni à un autre temps ni à une autre culture que la nôtre. Il est primordial, toutefois, de souligner l’intérêt que porte également la narratrice du livre à certains classiques masculins, coupant l’herbe sous le pied à toute lecture manichéenne et essentialisante de la question. Ce ne sont pas les textes écrits par des hommes en tant que tels que l’on remet ici en cause, mais leur situation de domination, au détriment d’autres poétiques/politiques minoritaires. ♦

  • 1. On pourra lire au Québec, à ce sujet, le livre d’Osire Glacier, Femmes, Islam et Occident (2018), aux éditions de La Pleine Lune.
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Article au format PDF
Nassira Belloula
Montréal, Hashtag
2019, 112 p., 17.00 $