Aller au contenu principal

Une chorégraphie de lucioles

Micro-essai
Thématique·s

Le 24 septembre dernier, j’étais à Québec, à la Maison de la littérature, pour une série d’entretiens sur les essais québécois. D’entrée de jeu, j’ai demandé à Robert Lalonde pourquoi il n’y a aucune mention du mot «essai» dans ses livres qui en sont pourtant d’éloquents exemples, qu’on pense au magnifique Monde sur le flanc de la truite ou à son récent Reconstruction du paradis, et même à tous ses carnets publiés au fil des décennies, dont le dernier en date, Pas un jour sans un train. Sa réponse m’a laissé perplexe: «Je ne me sens pas essayiste pour un sou, j’écris ce qui me vient, sans égard au genre littéraire, je ne cherche pas à convaincre qui que ce soit.» Je suis resté muet quelques secondes, pour enfin lui retourner l’argument: «Mais c’est justement ce qui fait de toi un essayiste.» Il est à son tour resté interdit, m’a regardé de biais à sa manière si caractéristique, pour finir par lâcher, après un temps suspendu qui m’a semblé interminable: «T’as peut-être raison.» Toute l’ambiguïté de l’essai littéraire venait d’être soulignée en quelques mots.

On met dans la même besace diverses sortes de livres qui n’ont rien à voir avec l’idée même d’essai: des pamphlets, des manifestes, des thèses, et j’en passe. On oublie ainsi que l’essai ne veut convaincre de rien du tout, qu’il est une méditation intime sur des idées qui sont secondaires en regard du mouvement de pensée qui leur a donné naissance. Faire un essai, ce n’est surtout pas ouvrir une succursale idéologique d’un quelconque parti, politique ou autre, c’est plutôt entonner une rhapsodie mal ajointée (que Kant opposait à l’architectonique des textes argumentatifs) ou tisser une catalogne avec les morceaux d’idées qui nous viennent en tête. Et c’est pour ceci précisément que les essayistes ne forment pas un groupe constitué et se reconnaissent rarement dans une étiquette, pas même celle de l’essai. Ils forment en un mot une communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, ce sont des loose canons, qui peuvent tirer d’un côté ou de l’autre sans avertissement, ou mieux encore ne pas tirer du tout et rester en retrait, dans la suspension du jugement chère à Montaigne, fondateur du genre dès le XVIe siècle et dont la devise était gravée sur l’une des poutres de sa célèbre bibliothèque: épéko, je soutiens, je ne bouge.

Cette suspension du jugement est beaucoup plus qu’une coquetterie aristocratique ou un statu quo de nanti qui pactise avec le train des choses. C’est en fait une manière de penser qui refuse de se jeter dans la mêlée sans longuement mûrir son idée, sans filtrer le courant, à la manière d’une huître, pour lâcher ensuite ses idées ou ses perles dans l’océan des paroles comme on se départit du meilleur de soi après l’avoir mis au monde. Toute l’ambivalence de la chose se trouve exactement là: l’essai se meut dans le monde des idées mais ne s’arrête à aucune, passe sans cesse de l’une à l’autre pour former des constellations de pensées évanescentes qui se recomposent toujours comme des parcours de lucioles au cœur de la nuit. Quitte à se contredire, à nuancer ce qu’on venait tout juste d’exprimer, à voir soudain que ce qu’on avance est aussi vrai que son contraire, dans un immense carrousel des idées qui rend vivant, qui est la vie même de l’esprit.

Les genres littéraires ne sont pas que des formes insignifiantes qu’on peut balayer du revers de la main, ils sont beaucoup plus enracinés en nous qu’on le croit. Marielle Macé va jusqu’à dire qu’ils sont «de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles» (Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011). Si ce qu’on écrit se limite à jouer avec des formes et des mots, autant s’adonner aux quilles. Écrire vraiment, et en particulier des essais, c’est au contraire mettre en jeu notre vision profonde des choses, notre manière d’être. Ce n’est pas qu’une banale affaire de style, puisque l’essai porte en lui l’esprit de recherche, de nuance et du doute, dont notre temps éprouve un criant besoin. J’ajouterais que l’essai littéraire québécois porte en lui l’âme même de notre littérature, entre la France et l’Amérique, l’esprit de Montaigne mêlé à celui d’Annie Dillard, de Thoreau ou de Rick Bass, qui se cherche dans les voix d’ici comme une forme profondément originale, à la fois grave et simple, anecdotique et méditative, lyrique parfois et souvent très intime, mais ouverte pourtant à toutes les grandes questions de notre temps.

 


Écrivain, professeur et éditeur, Étienne Beaulieu dirige les éditions Nota bene, enseigne la littérature au Cégep de Drummondville et est directeur artistique des Correspondances d’Eastman. Il a fait paraître en France et au Québec plusieurs livres qui ont remporté de nombreux prix (Ville de Montréal/Lyon-Jacques Cartier, Ville de Sherbrooke, Alfred-DesRochers, Alphonse-Desjardins, CALQ-Œuvre de l’année en Estrie): Trop de lumière pour Samuel Gaska, La pomme et l’étoile, Splendeur au bois Beckett, L’âme littéraire et Sang et lumière.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF