Aller au contenu principal

Une bibitte, l’éditeur jeunesse?

Œuvrant depuis quarante ans dans l’édition jeunesse au Québec, Robert Soulières a discuté avec l’écrivain Patrick Isabelle, nouveau venu de ce côté du miroir.

Dossier

Œuvrant depuis quarante ans dans l’édition jeunesse au Québec, Robert Soulières a discuté avec l’écrivain Patrick Isabelle, nouveau venu de ce côté du miroir.

Duo Soulières Isabelle

Patrick Isabelle : On m’a offert en 2017 de me joindre à l’équipe des éditions FouLire en tant qu’éditeur adjoint, et ce, après que j’y ai publié un ouvrage. J’ai donc le privilège d’apprendre le métier épaulé par Yvon Brochu, qui partage avec moi son expérience et son savoir. J’ai été libraire jeunesse pendant plus de dix ans, ce qui m’a permis de développer une certaine expertise dans le domaine de la littérature jeunesse. Je crois aussi, comme dans bien des cas, que la chance a joué un grand rôle dans mon parcours : j’étais à la bonne place, au bon moment, avec les bonnes personnes.

Robert Soulières : Tous les chemins mènent à l’édition, mais l’un des meilleurs et des moins coûteux (ah !), c’est sans doute la direction d’une collection. C’est là qu’on peut apprendre les rudiments de la typo, de la mise en pages et de la relation avec les auteurs et les illustrateurs. C’est le chemin que j’ai pris en étant directeur de collection aux éditions Pierre Tisseyre dans les années 1980, avant de diriger l’entreprise entre 1988 et 1996. Il y a bien d’autres façons aussi…

P.I. : Mais selon toi qui es dans le milieu depuis quarante ans, quelles sont les qualités d’un bon éditeur jeunesse ? 

R.S. : J’ai toujours pensé qu’éditer, c’est aussi faire des relations humaines. Éditer va plus loin que l’aspect commercial du livre. C’est soutenir l’auteur tout au long du processus et après aussi. Ensemble, l’auteur et l’éditeur font tout pour produire le meilleur livre possible. Chaque livre a sa limite, et il faut en garder aussi pour le prochain. Être donc empathique, être un conseiller fiable, croire en ses auteurs et les soutenir toujours et jusqu’au bout.

P.I. : Tout à fait ! L’édition est un travail d’équipe. Oui, il y a l’aspect administratif du travail, mais un bon duo écrivain-éditeur peut faire des ravages. Je travaille avec mes créateurs comme je voudrais qu’on le fasse avec moi. Au-delà de la production, il y a d’abord et avant tout un être humain rempli d’insécurité et de doute.

R.S. : Empathique, compréhensif, ouvert, chaleureux, amical, dévoué, rigoureux, diplomate, avec un sens artistique, créateur, calculateur (un peu), fidèle, imaginatif, original, ambitieux mais pas trop, patient, méticuleux, perfectionniste, passionné, avoir le sens de l’énumération, mais avoir perdu tout sens pour la rémunération.

P.I. : Difficile de renchérir ! Pour ce qui est de l’aspect « jeunesse », je crois qu’il est important d’être au diapason de son public. Il faut garder son cœur d’enfant, se connecter à son état d’esprit d’adolescent et surtout aller à la rencontre de son lectorat. Je crois aussi que le fait d’avoir déjà écrit de la littérature jeunesse m’aide énormément. Ça me permet de comprendre un peu plus le processus de création des auteurs et de mieux les guider. Mais ce que je recherche d’abord et avant tout, c’est un coup de cœur. Qu’un manuscrit s’adresse à n’importe quel public, une bonne histoire demeure une bonne histoire, même si elle met en scène des enfants de huit ans ! À ce niveau-là, c’est du pareil au même. Toutefois, par la suite, il faut penser au niveau de lecture des jeunes et parfois travailler le texte en conséquence pour s’assurer qu’il soit compréhensible tout en conservant ses qualités littéraires.

R.S. : Sincèrement là, Patrick a tout dit et a tout bon. Écrire, c’est écrire. Mais je dois avouer, pour avoir édité plus de cinquante romans pour adultes dans mes années Tisseyre, que les écrivains pour les adultes sont moins souples que les auteurs pour la jeunesse et que ceux-ci pensent davantage à leur public et que leur égo est plus modeste.

P.I. : Quand tu as commencé, Robert, avais-tu des modèles d’éditeurs, des gens qui t’inspiraient ?

R.S. : Oui, j’ai tout appris ou presque de Pierre (le père) et de François Tisseyre (le fils). Avec le père, l’apprentissage a été plus littéraire et avec François, plus financier. Ces deux facettes du métier doivent être présentes, sinon on fait long feu. De Pierre Tisseyre, j’ai appris à respecter les écrivains, à refuser un manuscrit sans blesser, à être présent aussi dans les associations d’éditeurs et d’auteurs pour être bien informé et ancré dans le milieu. Bertrand Gauthier, l’ex-PDG de La courte échelle, a aussi été, à mes débuts chez Soulières éditeur, mon mentor, et il n’est pas rare, même aujourd’hui, que je lui téléphone pour lui demander conseil. On a toujours besoin d’un regard extérieur que l’on n’a pas nécessairement dans le feu de l’action.

P.I. : De mon côté, impossible de ne pas nommer Yvon Brochu qui est mon mentor et avec qui j’apprends mon métier chez FouLire. Sa passion, sa rigueur, sa vision de la littérature jeunesse… quelle inspiration ! Je suis de cette génération qui a grandi avec La courte échelle, Héritage, Boréal, Québec Amérique, Pierre Tisseyre. Ce sont eux qui ont ouvert la voie (oui, Robert, tu m’as ouvert la voie !) et j’espère un jour avoir autant d’effets positifs sur les jeunes que mes prédécesseurs en ont eu sur moi. Ces dernières années, je suis très inspiré par la relève : D’eux, Comme des géants, M.Ed, Espoir en canne, Fonfon, Les Malins… Des éditeurs de qualité, il y en a beaucoup au Québec. Nous sommes choyés. À côté de cela, je prends encore aussi le temps de lire des ouvrages pour adultes ! Pas autant que je le souhaiterais et beaucoup moins que lorsque j’étais libraire, mais je me garde une sérieuse pile de livres à lire sur ma table de chevet. Je suis présentement dans la saga de Karl Ove Knausgaard qui me fascine. Je ne sais pas encore si je l’aime ou non… et j’en suis au cinquième livre ! Sinon je ne boude jamais mon plaisir en lisant mes contemporains. Cet été, j’ai été chaviré par M.I.L.F. de Marjolaine Beauchamp (Somme toute, 2018). J’ai aussi beaucoup apprécié Avant l’après de Frédérick Lavoie (La Peuplade, 2018) et j’ai été soufflé par le superbe roman Grosse de Lynda Dion (Hamac, 2018).

R.S. : Lire est un grand plaisir dans ma vie. Je lis régulièrement Michel Tremblay, Gilles Archambault, la poésie de Patrice Desbiens, d’Hélène Monette, Élise Turcotte, Denis Vanier, etc. Du roman policier aussi, la trilogie de David Goudreault, des essais, de la BD ; aucun genre littéraire ne me rebute. J’essaie aussi de temps en temps de retourner aux classiques avec Maupassant, Flaubert, Stendhal, Balzac que j’aime bien. Mais je n’ai pas encore lu Proust qui me tombe des mains et j’aimerais bien réattaquer Ulysse de Joyce. Et demande-t-on aux éditeurs pour adultes s’ils lisent des livres pour la jeunesse ?

P.I. : Excellent point ! Quoique… Je suis persuadé que certains éditeurs pour adultes seraient grandement surpris par la qualité littéraire de certaines œuvres destinées aux jeunes. On sous-estime beaucoup la littérature jeunesse qui, en plus d’être excellente, se porte relativement bien. Qu’en penses-tu Robert ?

R.S. : Je dirais : elle ne se porte pas si mal, mais nous sommes loin de l’âge d’or au point de vue des ventes. Une belle époque qui remonte à 2006-2007, où le gouvernement avait massivement contribué à l’achat de livres par les écoles. Comme on le sait, les écoles sont vétustes et l’achat de livres n’est pas la priorité, et on le comprend.

P.I. : Sauf en période préélectorale, évidemment ! Vivement 2022 !

R.S. : La qualité littéraire par contre est là, plus que jamais, et au plan international nos créateurs peuvent rivaliser sans honte. La très grande qualité est là et l’offre est généreuse (quelque huit cents ouvrages par année), mais la visibilité médiatique et la demande ne sont pas au rendez-vous. Il n’est pas rare de voir un excellent roman pour adolescent se vendre à peine à mille exemplaires au cours des deux trois premières années de son existence.

P.I. : Je suis tout à fait d’accord avec Bob : la visibilité média-tique est quasi inexistante. On voit souvent les mêmes auteurs, les mêmes « vedettes » de la littérature, au détriment de certains ouvrages qui mériteraient d’être mis de l’avant. Mais je crois que c’est le cas pour la littérature québécoise en général. Cependant, l’offre jeunesse a été assez incroyable ces quinze dernières années au Québec. Il suffit de passer une journée dans un salon du livre pour s’apercevoir que les jeunes lisent plus que jamais et qu’ils aiment les créateurs québécois. D’un autre côté, l’offre est tellement généreuse qu’il est facile de s’y perdre. Je suis toujours triste de constater la courte vie des livres en librairie. Publions-nous trop ? Ou sommes-nous désavantagés par l’énorme pouvoir des productions étrangères ? Il est important de souligner le travail des bibliothécaires et des enseignantes qui propagent le plaisir de la lecture en classe et qui osent renouveler leur offre auprès des jeunes. Ce sont elles la clé du succès ! N’oublions pas non plus qu’elles sont épaulées par des libraires jeunesse exceptionnels et passionnés. Évidemment, je suis tout nouveau dans le milieu de l’édition jeunesse. Mais ce que je constate sur le terrain m’emballe et me pousse à continuer. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF