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Un réel vrombissement

Ils n’étaient que quelques-uns dans les années 1970 à se partager le milieu de l’édition jeunesse au Québec. Depuis, le secteur ne cesse de se transformer, de se renouveler et de pousser toujours plus loin l’audace et la création.

Dossier

Ils n’étaient que quelques-uns dans les années 1970 à se partager le milieu de l’édition jeunesse au Québec. Depuis, le secteur ne cesse de se transformer, de se renouveler et de pousser toujours plus loin l’audace et la création.

Ce sont les éditions du Tamanoir, fondées en 1975 par Bertrand Gauthier, qui paveront la voie au renouveau en littérature jeunesse. Non seulement spécialisée dans la production d’albums — on se souvient de la célèbre série « Jiji et Pichou » —, cette maison est aussi la première à l’époque à publier essentiellement du jeunesse. Trois ans plus tard, Le Tamanoir change de nom et devient La courte échelle, où l’on voit apparaître des collections de romans adaptés à différents groupes d’âge. Parallèlement à cette pionnière, les Québec Amérique, Pierre Tisseyre, Hurtubise et Boréal ouvrent un secteur jeunesse à leur production dans les années 1980. C’est d’ailleurs à cette époque que les premiers romans « miroirs » — dans lesquels tout tourne autour de l’univers adolescent — voient le jour.

Naîtront par la suite, et assez rapidement, plusieurs maisons vouées essentiellement à la jeunesse. Les 400 coups, Soulières éditeur, Dominique et compagnie marquent les années 1990 alors que dès le début du nouveau millénaire, plusieurs sont créées et participent au développement fulgurant du milieu. À un point tel que le frétillement pressenti depuis les années 1980 se transforme en réel vrombissement. La Pastèque, La Bagnole, Isatis arrivées dans la première décennie 2000 côtoient les toutes nouvelles Comme des Géants, D’eux, Monsieur Ed, Album, Le Lièvre de Mars, Fonfon, Dent-de-lion, Druide pour ne nommer que celles-là. À quoi s’ajoutent bien sûr les Bayard, Scholastic et autres gros joueurs.

Terrains vierges

Dans cette effervescence, l’importance de se démarquer est essentielle. Mais comment y arrive-t-on ? Pour des maisons comme Le Lièvre de Mars, créée en 2018 et tenue à bout de bras par Nadine Robert, ou Dent-de-lion, fondée en 2016 par Rachel Arsenault et Stéphanie Barahona, il s’agit d’explorer des sentiers nouveaux. Du côté de Nadine Robert, l’idée de démarrer Le Lièvre de Mars est intimement liée à son désir de faire connaître des livres issus de la littérature mondiale non réédités depuis plus de quatre-vingts ans. Ainsi, ce créneau lui permet d’offrir des œuvres qui ont fait leur marque à une certaine époque et de raviver la flamme en l’offrant à une nouvelle génération.

Chez Dent-de-lion, organisme à but non lucratif qui n’a que deux titres à son catalogue — Derrière les yeux de Billy et le tout nouveau L’enfant de fourrure de plumes, d’écailles, de feuilles et de paillettes — la mission est innovante, précise et encore peu explorée ici au Québec, du moins de façon aussi assumée. Maison de littérature jeunesse féministe, Dent-de-lion privilégie la mise en scène de personnages non genrés, portés par des valeurs inclusives, le tout présenté dans des contextes familiers et identifiables. Bien que d’autres maisons proposent ce discours à travers leurs publications, aucune maison au Québec n’avait osé une telle approche.

Trouver sa voie

À côté de ces maisons plus nichées, les nouveaux éditeurs prolifèrent depuis une dizaine d’années, notamment les Isatis, Fonfon, D’eux, Comme des géants, Monsieur Ed. D’eux, fondée en 2015 par Yves Nadon et France Leduc, propose des histoires empreintes d’humanité, de respect et d’humour. Dans le lot de manuscrits qu’il reçoit, l’éditeur n’en retient toutefois que 1 %. « On privilégie les histoires qui évitent les lieux communs, le convenu, les grosses morales. » En peu de temps, D’eux a d’ailleurs réussi à se tailler une place de choix dans cette mer de livres. Pour se démarquer, Nadon n’a toutefois pas de recette particulière. Enfin peut-être, mais « si je te le dis, tous les autres vont me copier », lance-t-il à la blague. Plus sérieusement, l’écoute du milieu reste primordiale : « Je pense qu’il faut prendre soin de nos livres, les aimer. Mais aussi prendre soin des libraires et des profs » qui sont aux premières lignes du rapport entre le livre et l’enfant. En ce sens, le congrès De mots et de craie — organisé par Nadon tous les deux ans à Sherbrooke et qui regroupe auteur, autrice, illustrateur, illustratrices, libraires, bibliothécaires, éditeur, éditrices, professeur·es invité·es à partager leurs connaissances, leurs découvertes, leurs idées — est un puissant véhicule non seulement pour faire connaître les éditeurs d’ici, mais pour échanger avec les différents intervenants du milieu. L’authenticité et la sincérité derrière les projets sont enfin pour beaucoup dans la force de D’eux qui a remporté le prix de l’éditeur de l’année à la Foire du livre de Bologne en 2018. Prix également reçu par Comme des géants cette année. Avec cette maison, l’autrice et éditrice Nadine Robert parvient à sortir des sentiers battus grâce à une signature graphique reconnaissable entre toutes. Des albums dont la qualité des illustrations, des textes et des traductions en font souvent de véritables œuvres d’art.

Les auteurs et illustrateurs Marianne Dubuc et Mathieu Lavoie ont pour leur part opté pour une avenue bien personnelle. Déjà implantés dans le milieu, les deux artistes ont choisi de fonder Album, une maison dans laquelle ils ne publient que leurs propres titres. « En fait nous avons simplement fait le choix de l’autoédition parce que le contexte était approprié et c’était facile pour nous. Nous faisions déjà le travail éditorial sur chacun de nos livres respectifs. Outillé par ses études en design graphique et à la suite de l’expérience acquise à La courte échelle et chez Comme des géants (maison cofondée par Lavoie, qu’il a quittée début 2018), Mathieu possède l’expertise nécessaire en ce qui a trait au côté production (graphisme, impression, web) », expliquent les éditeurs d’Album. Les noms de Dubuc et de Lavoie étant bien connus dans le paysage littéraire québécois et à l’international, ils ont donc ici plus de poids que la marque de commerce de la maison.

À La Pastèque, d’abord dédiée à la bande dessinée, l’intérêt pour le livre jeunesse s’est manifesté assez tôt, explique Frédéric Gauthier, cofondateur :

On peut dire que le volet jeunesse de La Pastèque a démarré formellement avec le livre Harvey d’Hervé Bouchard et Janice Nadeau [en 2009]. On n’a pas cantonné le livre dans un groupe d’âge ou une forme précise, on a voulu un texte fort, littéraire. C’est ensuite qu’on a fait tout un travail avec Janice qui a dû mettre derrière elle tous ses apprentissages précédents et exploser son approche narrative pour se rapprocher du travail du roman graphique. C’est un peu ce qui a donné le ton au développement jeunesse ensuite.

« Venant de l’édition du roman graphique, on n’a jamais eu peur d’éclater l’album jeunesse sur de fortes paginations ou en permettant des approches hybrides entre la bande dessinée et l’album traditionnel », ajoute Gauthier. Et il suffit de parcourir le catalogue de la maison pour le constater : « Quand on pense à des ouvrages comme Le lion et l’oiseau, Le voleur de sandwichs ou Jane, le renard et moi, ce sont tous des livres qui se sont démarqués. On oriente très peu les projets en phase de création, ce qui donne des livres uniques et porteurs », poursuit l’éditeur.

Traverser le temps

Et pour les autres, les vieux de la vieille, les Soulières, 400 coups, La courte échelle, ceux qui perdurent avec élégance et créativité, ceux qui depuis les années 1980 et 1990 poursuivent leur chemin, comment faire pour être toujours frais comme une rose ?

Pour Simon de Jocas, éditeur des 400 coups, l’écoute est ce qu’il y a de plus précieux. « Quand on regarde les maisons qui sont à l’affût, même pour adultes — Mémoire d’encrier, Alto, La Peuplade — ce sont toutes des personnes qui vont au-delà du livre. Ces éditeurs vont à la rencontre des gens, ils sont en relation sociale avant de te vendre du livre. Ensuite, ils offrent bien sûr de la qualité, des choses que les lecteurs ont envie de voir. Et peut-être qu’ils savent ce que les gens veulent parce qu’il les écoutent plutôt que de leur parler. » Lorsqu’il reprend le flambeau des 400 coups en 2013, Jocas doit revoir les objectifs, être rentable tout en étant imaginatif et créatif. « Il y avait, à ce moment-là, vingt-sept collections de créées. C’était difficile de se retrouver. Aujourd’hui on en a sept. Et elles sont bien définies. » L’objectif est alors d’offrir des albums qui n’ont rien de moralisateur et qui invitent les enfants à réfléchir à notre humanité, raconte l’éditeur. « D’un côté on a Pow Pow t’es mort de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel et de l’autre, l’humour grinçant de François Blais et Valérie Boivin avec 752 lapins. Comme l’a dit Thomas Scotto, auteur d’Une guerre pour moi, les livres des 400 coups apportent plus de questions qu’ils n’amènent de réponses. »

L’autrice Carole Tremblay, éditrice jeunesse à La courte échelle depuis 2015, explique aussi l’importance de s’intéresser aux goûts des lecteurs, de rester à l’affût. « Pour moi, il est important de garder un contact avec le jeune public. Directement, par le biais d’animations en milieu scolaire, ou indirectement, en échangeant avec des bibliothécaires, des libraires et des enseignantes. Je veux savoir ce qui les allume, ce qui les intéresse, ce qui les ennuie. » La courte échelle a un passé mouvementé. Depuis le rachat en 2015, plusieurs choix ont été faits et la maison a reçu, comme le dit Carole, un bain de jouvence :

La ligne éditoriale a été entièrement revue et repensée après la faillite. Compte tenu de la quantité d’ouvrages jeunesse qui paraissent au Québec annuellement, le défi qu’on s’était fixé, c’était d’identifier des créneaux moins exploités pour compléter l’offre déjà riche faite au jeune public québécois. C’est dans cette optique qu’on a mis sur pied la collection « Noire », qui propose des romans d’horreur de qualité. Une collection qui fonctionne d’ailleurs très bien.

S’il fut un temps pas si lointain où la production jeunesse québécoise peinait à se faire voir et connaître, noyée bien souvent dans le flot d’arrivages étrangers, force est de constater que cette époque est révolue. En offrant des propositions aussi différentes qu’innovantes, portées par un professionnalisme et une qualité enviables, les éditeurs jeunesse ont le vent dans les voiles. Notre littérature voyage à l’international où sa qualité et sa singularité sont reconnues. Pour Simon de Jocas, l’audace et l’humour particularisent notre littérature. « On a un humour décalé, une tendance à être moins conciliants que les Français, par exemple. On se permet d’aller dans les zones plus grises, moins entretenues. On est moins jardin du Luxembourg et un peu plus forêt boréale. » Belle sauvage, la littérature jeunesse québécoise avance ainsi avec aplomb depuis plus de quarante ans et s’assure, dans toute sa diversité, un avenir lumineux. ♦

 


Marie Fradette enseigne la littérature jeunesse à l’Université Laval et à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Elle couvre par ailleurs le théâtre et la littérature jeunesse au journal Le Devoir depuis 2015.

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