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Un peu n'importe où

Une nouvelle autrice au style empruntant à la bande dessinée japonaise, un charmant album bien fait, pourquoi n’arrive-t-on pas à s’emballer davantage?

Bande dessinée

Une nouvelle autrice au style empruntant à la bande dessinée japonaise, un charmant album bien fait, pourquoi n’arrive-t-on pas à s’emballer davantage?

La maison d’édition Front Froid et son éditeur, Gautier Langevin, publient depuis une dizaine d’années de la bande dessinée de qualité, avec une ligne éditoriale qui privilégie la littérature de l’imaginaire et la science-fiction, véhicules parfaits pour Christine Dallaire-Dupont, alias Nunumi, qui travaille dans le domaine de l’animation depuis quinze ans. Son premier album, Sky Rover, avait remporté un Joe Shuster Award en 2017 (remis au meilleur album canadien autopublié) et s’était faufilé dans la sélection du jury au vingtième Japan Media Arts Festival. Rien de plus normal que les Japonais apprécient les œuvres de Nunumi, cette dernière s’inspire (à la limite, les imite à la perfection) des traits particuliers à la bande dessinée nippone, comme les têtes disproportionnées aux grands yeux expressifs ou les nombreuses lignes noires tracées en tous sens suggérant le mouvement aux onomatopées écrites en énormes caractères.

Récit pour adolescents

L’histoire que nous raconte Un billet pour nulle part tient en quelques mots: une fillette quitte son village, sans que nous sachions trop les raisons qui la poussent à partir. Elle est accompagnée d’une petite ombre noire qui représente son alter égo, sa conscience ou son côté aventurier, au lecteur de choisir. Cette ombre s’exprime à l’aide de logogrammes stylisés à la japonaise. Même si l’idée de ce personnage fantômatique semble fonctionner dans les premières cases où il sévit, sa présence donne à l’album une tendance beaucoup plus enfantine. En supposant que l’autrice espère toucher premièrement un public adolescent, je doute que ce petit personnage leur plaise, il n’apporte rien à l’histoire. Bien entendu, tout au long de l’album, l’ombre prend de la maturité, elle devient moins énervée et malfaisante pour finalement ne faire qu’une avec la fillette. La dessinatrice appuie trop sur cette évolution de son alter égo, un peu de sobriété lui aurait permis de passer quand même son message. Le premier autobus dans lequel montera la jeune fille est rempli d’animaux de toute sorte, vêtus des mêmes vestons-cravates. Personne ne se parle, tout le monde regarde son téléphone, son journal ou son ordinateur portable. Lorsque la petite ombre arrache un écouteur à un lapin concentré sur son écran, il se met à hurler sans aucune retenue, forçant la petite fille à sortir précipitamment du véhicule. Morale de l’histoire: les gens détestent que leur routine soit dérangée. Retour à la case départ, au guichet où le responsable, qui ressemble à une saucisse à hot-dog pourvue d’yeux, lui vend un billet pour un deuxième voyage. C’est dans ce passage que Nunumi réussit le mieux à créer une ambiance et à imposer son univers. Tout l’album est en noir et blanc, mais dans ces quelques planches, la dessinatrice parvient à nous montrer un monde coloré, simplement en amalgamant les tons de noir et de gris. À bord de cet autre autobus qui arrive en trombe, la voyageuse a de la difficulté à respirer tant l’air est vicié. Elle se rend compte que les occupants ont disparu des bancs, qu’en fait il ne reste que des chapeaux et des gants laissant deviner une forme humaine jadis présente. Un sentiment de panique s’empare de la pauvre fillette lorsqu’elle voit ses mains s’effacer peu à peu. La petite ombre la sauve en trouvant le bouton qui ouvre la porte et lui permet ainsi de s’échapper. Encore ici, on ne fait pas dans la subtilité. Vilaine pollution va!

À trop vouloir

Il s’avère vraiment malheureux qu’Un billet pour nulle part ne parvienne pas à davantage s’affranchir d’une trame enfantine. On sent que Nunumi a le talent pour amener son lecteur, quel qu’il soit, beaucoup plus loin. Les quinze premières planches de l’album sont d’ailleurs fort prometteuses, le dessin est beau, les cadrages diffèrent d’une case à l’autre, tout comme leurs compositions. La dessinatrice est en pleine possession de ses moyens, elle impose son rythme à notre lecture, subtilement et adroitement. Or, malgré tous ses talents techniques, l’histoire n’arrive pas à nous intéresser ni à nous toucher. La plus grande déception surgit lorsque la petite fille, à la veille de s’engouffrer dans le troisième autobus, est rejointe par une autre enfant sur un banc public. Avant de monter à bord, la nouvelle venue enfile un masque blanc, sans aucune expression. En fait, tous les passagers portent le même masque. L’héroïne hésite à faire de même, prend celui qu’on lui a tendu et y dessine un visage loufoque. L’ombre qui la suit s’empare de crayons et crée à son tour divers visages sur les masques de tous les enfants, ce qui provoque des éclats de rire partout dans l’autobus. Les dernières pages concluent tout de même l’album de belle façon, alors que la petite fille décide de poursuivre son voyage sans artifice aucun et sûre d’elle-même. Ce n’est pas tant le message qui agace, mais bien le manque de confiance dont Nunumi fait preuve envers ses lecteurs. Un premier album imparfait, certes, mais qui nous convainc qu’une talentueuse bédéiste se pointe à l’horizon. ♦

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Nunumi
Montréal, Front Froid
2019, 100 p., 22.95 $