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Un homme en exil

Dans une dystopie où tous les réseaux électroniques ont cessé de fonctionner, Serge Lamothe a l’audace d’imaginer un homme en quête de ses origines.

Roman

Dans une dystopie où tous les réseaux électroniques ont cessé de fonctionner, Serge Lamothe a l’audace d’imaginer un homme en quête de ses origines.

Oshima est une île du Japon où est né Akamaru, dit Aku, jeune homme de trente-cinq ans. Il a quitté son village à l’âge de quinze ans avec sa mère, Amandine, qui souhaitait retourner vivre sur sa terre natale, la France. Nous sommes à Paris en 2043 et les intégristes de tout acabit sont plus que jamais présents. La technologie est fusionnée à l’humain grâce aux nano-implants qui, à divers degrés selon les forfaits, contrôlent et régularisent les perceptions et les émotions des individus. Après avoir reçu une missive de son père, de qui il n’a pas eu de nouvelles depuis vingt ans, le convoquant à son chevet, Aku décide de partir. Mais survient l’Effondrement global des réseaux (EGR), une catastrophe qui met la Terre à feu et à sang et rend presque impossible la circulation entre les territoires. Le voyage d’Aku devient dès lors une quête initiatique.

Aku amorce donc son périple alors que la survie de l’humanité est comptée. Traversée de la mer Noire, puis de la mer Caspienne, tornade de gaz dans le désert du Karakoum, cavale en burqa dans un conteneur sur les territoires gouvernés par le Suprême Califat, voyage à fond de cale jusqu’aux Philippines, arrivée à destination dans un Japon déserté, dévasté par l’explosion des centrales nucléaires, c’est entre autres à cela qu’Aku est confronté. Il assiste aussi à l’horreur, des charniers parsèment la plupart des endroits qu’il visite, la misère est à son comble. Pourtant, quelque chose que l’on peut appeler de la chance finit toujours par sauver Aku, et cette bénédiction s’incarne dans certaines personnes rencontrées. Manou, Misha, Farah, ils sont de partout et de nulle part, solidaires avant tout de leur prochain, quel qu’il soit. Il y aura surtout ce petit Indien d’une dizaine d’années, Basu, avec qui il poursuivra sa route, chacun veillant sur l’autre à tour de rôle. Quand ils parviendront à Oshima, Aku retrouvera Kiyoharu, un ami de la famille qu’il a toujours considéré comme un oncle et sa fille Kohana qu’il a, il se l’avoue maintenant, toujours désirée. Il sera également surpris par la découverte de vérités cachées qui bouleverseront son histoire intime.

Sauver son âme

L’auteur, au-delà du périple qu’entreprend Akamaru et de son parcours personnel, tisse une toile de fond propice à établir plusieurs parallèles avec notre monde. Les effets des nano-implants sont similaires à ceux des images qu’on nous fait miroiter d’une réalité parfaite, à ceux des mantras factices sur le bonheur enseignés par les coachs de vie, à ceux de l’explosion de l’industrie pharmaceutique qui installent les gens dans la conformité. Mais dans ce confort, la quête est oblitérée, et c’est pourtant par cette voie seule que l’on peut aspirer à vivre sa vie. «J’avais grandi dans ce monde sans savoir qui j’étais, sans même me douter des efforts qu’il me faudrait faire si je voulais le découvrir.» Ce n’est pas d’avoir un chemin à parcourir qui est difficile, c’est le fait qu’on ne savait même pas qu’on désirait l’emprunter ni qu’on avait la capacité de le traverser.

D’habiles critiques concernant la manipulation de l’information sont disséminées dans le roman, nous mettant en garde contre ce que nous soupçonnions déjà, mais qui, dans le contexte d’une faillite totale, nous apporte une lucidité supplémentaire quant à cette stratégie pernicieuse érigée aujourd’hui en système. En mettant en relief les zones d’ombre de notre monde et en les transposant dans un futur proche qui regarde son humanité tomber, Lamothe ne s’incarne pas en prophète de malheur. Il désigne ce qu’on n’ose pas voir.

En marge de soi

Le désir entêté d’Aku de rejoindre son père et le pays qui l’a vu naître dans un contexte d’univers en péril rappelle Le fil des kilomètres de Christian Guay-Poliquin, et la survie en période d’apocalypse, exacerbant la cruauté comme la solidarité, renvoie à Station Eleven d’Emily St. John Mandel. Oshima possède cependant une autre dimension, où l’exil d’Aku est moins un éloignement physique qu’un sentiment de décalage et dont il se rendra compte une fois revenu en terre nippone. En tant que Hfu, c’est-à-dire à moitié Japonais, il veut réconcilier toutes les parties de lui-même et c’est aussi une des raisons de son départ. Mais l’incomplétude qu’il ressent n’est pas due à ses origines ni à une question de territoires, elle est contenue dans un espace commun à tous qui nous pousse à accomplir notre vie et à y dénicher un sens. Le périple d’Akamaru au cœur de la fin du monde en est un symbole. «L’exil, tout comme l’errance, est une condition intérieure, une distance qu’on porte en soi où qu’on aille. […] Déracinés ou non, nous sommes tous des migrants.» C’est l’histoire de nos filiations, pas nécessairement celles du sang, mais celles qui nous ont construits, qui nous rendront à nous-mêmes. ♦

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Serge Lamothe
Québec, Alto
2019, 296 p., 26.95 $