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Un grand manteau, une canne et un chapeau

Un grand manteau, une canne et un chapeau
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Au printemps de l’année 1885, un homme voulait se construire une cabane en bois rond sur les rives du Pacifique dans la région de Vancouver. Il choisit, sans trop réfléchir, un endroit qui lui assurerait une belle vue sur la baie. À l’emplacement précis où il espérait monter sa cambuse, il y avait un arbre, un de ces pins colossaux si caractéristiques des versants côtiers de la Colombie-Britannique. L’arbre fut coupé, sans discussion ni procès, comme on fauche de la mauvaise herbe. Un badaud, impressionné par la taille du tronc, eut l’idée d’en compter les cercles de croissance. Il en conclut que le pin était âgé de six cent cinquante ans. L’arbre était en parfaite santé, sans maladie ni faiblesse. Il aurait pu, au minimum, vivre un autre six cent cinquante ans, jusqu’en 2500, peut-être plus encore. Mais il a fallu qu’un quidam décide de l’abattre pour construire une pauvre cabane, d’ailleurs démolie en 1915, juste après la mort de son propriétaire, pour que l’irréparable s’accomplisse. Tout le monde a oublié la cabane, encore plus l’inconnu qui s’était pris pour un seigneur, réclamant une vue royale sur la baie. Mais à cause de lui, nous avons perdu irrémédiablement un géant multicentenaire, une colonne vivante, debout, devant la mer.

Une citation connue de Marguerite Duras va comme ceci: «Écrire, c’est hurler en silence.» Cela, je crois, me définit bien: une âme sensible qui hurle son indignation, un texte après l’autre. Chaque fois que je vois une photographie ancienne montrant un pin gigantesque abattu, avec en avant-plan les bûcherons qui se font tirer le portrait, fiers de se mesurer à la souche et au tronc dont la taille dépasse l’entendement, je suis profondément attristé. Comme nous nous attristons en regardant la photo du chasseur sportif posant devant le cadavre d’une girafe noire, d’un lion ou d’un rhinocéros. Une coupe à blanc dans une forêt d’épinettes noires reviendra toujours pour moi à une méchante machine écrasant un champ de bonzaïs.

Un professeur, jadis, m’a entraîné sur la voie du doute et de la liberté de pensée. Depuis lui, j’interroge tout, le moindre objet, la moindre phrase, le moindre bruit du monde. «Ne crois jamais à la première lecture ce qui est écrit dans le journal, ne crois jamais un auteur à la mode, méfie-toi des certitudes, et même de tes propres écrits…» Ce professeur était un vrai professeur, il m’a légué une posture: le doute et l’ironie. Armé de ces avis «d’autodéfense intellectuelle», j’ai abordé une première grande œuvre, de la préhistoire à la fin de l’histoire, de la matière jusqu’à l’esprit pur, je parle de la pensée de Teilhard de Chardin. J’avais dix-huit ans. C’était l’exercice numéro un, l’étude d’une œuvre complète. Puis Montaigne, puis Bergson, puis Camus. Tout en aimant les Canadiens de Montréal et les hot-dogs des friteries de mon quartier. Les grandes œuvres patientes m’ont toujours fasciné. J’en ai abordé plusieurs pour n’en retenir que quelques-unes. J’ai longuement lu Bachelard, l’imaginaire, la poésie, avant d’étudier sérieusement les livres de Vladimir Jankélévitch. Ce dernier fut un consolateur, ses phrases m’ont pénétré, jusqu’à devenir la musique de la réparation. Trente ans d’études, de relecture, de méditation à propos de la pensée d’un seul auteur, c’est assez pour dire que ses livres sont mes bréviaires. Amour, courage, peines et vertus, j’ai puisé dans l’œuvre de Jankélévitch une éthique de la pensée qui tourne et tourne autour du mystère au lieu que de prétendre le percer.

Serge Bouchard Autoportrait

Je suis devenu anthropologue comme on entre en religion. Les questions culturelles furent pour moi toujours très sérieuses. Tôt dans ma vie, je suis allé «sur le terrain», devenant un ethnographe «participant», comme nous le disions à l’école d’anthropologie. À ce titre, j’ai traversé plusieurs univers, j’ai plongé, devrais-je dire, dans les profondeurs de chacun de ces mondes, comme une sonde interplanétaire explore les corps célestes. Culture traditionnelle, culture du travail… je me suis attelé pendant de longues années à la tâche de comprendre comment les humains, à travers leurs représentations de soi et des réalités qui les entourent, se bricolent une couche protectrice de sens, un bouclier. Je suis entré dans la tête des nomades, me suis mis dans leur peau.

Au cœur de la fournaise de toutes nos contrariétés et de toutes nos aliénations, l’imaginaire, loin d’être la «folle du logis», vient à la rescousse de l’humain; c’est une bouée, une espérance. Imaginer est la fuite ultime, l’antidote à l’absurde. Car nous sommes des créateurs de mondes et nos créations constituent nos évasions.

Toute cette richesse dont j’ai été nourri pendant mes voyages interplanétaires, toutes ces émotions, ces connaissances, il m’a fallu apprendre à les écrire, puis à les dire. Lentement, sans trop le savoir, je suis devenu une espèce d’icône, en tout cas une image. Un jour, une artiste a peint un grand tableau de moi. En voyant ainsi ma tête sur une toile, j’ai compris qu’un personnage existait en dehors de moi-même. J’étais devenu un manteau, un grand manteau noir, un chapeau, une canne, une barbe blanche, un regard, une voix à la radio, un livre, une phrase. Je suis parfois un truck, mon beau camion Mack, je suis parfois un mammouth laineux, un animal préhistorique, une structure paléo-technique, je suis mon petit tracteur Massey Ferguson 1958, ou bien un vieil ours aux grognements graves et aux mouvements lents, et puis, je suis un vieux professeur, un mentor tranquille qui déambule dans un sentier comme dans un cloître, réfléchissant tout haut pour le bénéfice de quelques jeunes.

Mon manteau est lourd de tout l’amour que j’ai donné, reçu, perdu, de toute ma joie, de mes élans de vie, des murs que j’ai frappés, de mes évasions réussies, de mes échappées, mais aussi de mes chutes et rechutes. Des brindilles d’épinettes noires se cachent sous mon collet, de la gomme de sapin sèche sur mes manches, mon manteau a le pli de la route, plein des miettes de ma vie, il est usé par le vent contraire, la poudrerie des tempêtes de neige. J’ai toujours voulu avoir les yeux de Marguerite Yourcenar, grand ouverts, pour voir chaque aube, chaque crépuscule, et pour voir aussi tous les maux et tous les espoirs du monde. Mes soixante-dix ans de mémoire portent en elles toutes les rencontres de ma vie, des passages de livres, les grands espaces de la forêt boréale, l’esprit des anciens Algonquiens, la méditation des routiers du Nord, la route du sacré. Cet imaginaire conduit à un humanisme bienveillant, soucieux des oubliés et des maltraités de l’histoire. Bref, je suis devenu profondément démodé, pétri d’idées anciennes, prisonnier de questions insolubles.

Il y a quelques années, au musée de Madame Tussauds à New York, j’attendais assis dans mon fauteuil roulant, chapeau sur la tête, canne à la main. Ma fille m’avait littéralement stationné le long du mur, empressée qu’elle était d’aller voir les figures de cire représentant Lady Gaga et Katy Perry. Plongé dans mes pensées, patient, forcément assis et immobile, je méditais sur l’amour des arbres et des humains, lorsqu’un enfant s’approcha de moi et, de son index, me toucha la joue. Je sus ce jour-là ce que cela représentait, être un personnage. ♦

Serge Bouchard
Juillet 2018

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