Aller au contenu principal

Un fou du roi dans un royaume d’exactitude

Un fou du roi dans un royaume d’exactitude

À Sweetland, petit village juché sur une île de la taille d’une virgule dans la phrase de Terre-Neuve, les échos du monde moderne n’ont jamais atteint le rivage qu’atténués par la distance et la brume.

Traduction

À Sweetland, petit village juché sur une île de la taille d’une virgule dans la phrase de Terre-Neuve, les échos du monde moderne n’ont jamais atteint le rivage qu’atténués par la distance et la brume.

Pour son quatrième roman, Michael Crummey a gravi les marches d’un phare récemment automatisé où la lampe-tempête ne fait plus danser d’ombres sur les murs. En son sommet, il a posé son regard sur un village dont portes et fenêtres ne serviront bientôt plus qu’à accueillir le contreplaqué prêt à moisir et les clous prêts à s’oxyder. À Ottawa ou à St-John’s, dans une pièce où des néons éclairent des colonnes de chiffres, une signature électronique a été apposée pour ratifier la disparition prochaine de Sweetland. Comme partout ailleurs, l’inconscience est venue à bout de la seule économie qui y prospérait: la pêche.

Entretenir une communauté du bout du monde n’est plus à l’ordre du jour, s’insère encore moins bien dans un plan quinquennal. N’en déplaise aux racines qu’ont fait pousser les ancêtres dans ces sols arides, il faudra partir, s’effacer des cartes comme des fragiles mémoires. En compensation, cent mille dollars bien ronds annuleront toute velléité de confrontation. À condition, bien sûr, que tous, sans exception, acceptent de s’évaporer à l’unisson. C’est sans compter sur Moses qui, intraitable sans trop savoir pourquoi, va refuser ce que presque tous se sont empressés d’accepter. Le septuagénaire se retrouve ainsi seul de son camp face à tous ceux qu’il a connus et qui sont bien décidés à le convaincre de partir, dussent-ils utiliser pour cela les moyens les plus extrêmes.

Mémoire en croix

Roman mélancolique d’un «monde déchu», que la rigueur de son climat a longtemps préservé du «continent», Sweetland est l’ultime manifestation d’une mémoire, tant collective qu’individuelle, qui s’apprête à s’incarner dans la blancheur d’une croix anonyme. Le bourreau de la modernité n’est toutefois pas exempt d’une certaine clémence et laissera au condamné le temps d’accomplir tous les petits rituels qui sont autant de dernières volontés. En compagnie de Moses, vieux malcommode aussi vaillant que têtu, c’est une liturgie des confins que nous pratiquons, relevant les collets une.22 en main ou débitant interminablement du bois de chauffage pour un hiver qui sera le dernier. À pied ou en vtt vrombissant, on gravit les sentes qui mènent au Fauteuil du roi, ce promontoire où en souvenir du film Titanic, on peut crier «Je suis le roi du monde! […] [l]a voix dévalant la colline vers l’anse, gagnant en vitesse au fur et à mesure de sa dégringolade.»

Jamais les autres insulaires ne le reconnaîtraient, mais à sa manière, Moses est l’âme de ce village qui n’existe sur aucune carte. Allers-retours entre présent et souvenirs nous permettent de faire la connaissance des proches du patriarche sans progéniture. Le village a beau ne pas être bien peuplé, comme partout, chacun de ses habitants raconte une histoire, pour peu que l’on se donne la peine de l’entendre.

Robinson à Terre-Neuve

Outre les gens qui l’habitent, l’île de Sweetland constitue en elle-même un lieu-personnage au caractère inhospitalier. Dans la tradition américaine des œuvres appartenant au mouvement de l’écrinature, Crummey fait vivre tempêtes et couchers de soleil, plonge dans des méditations inspirées par le passage des saisons et propose ainsi la meilleure façon de faire éprouver un lieu à ceux qui n’y sont jamais allés. À travers la description soignée d’un quotidien somme toute monotone perce une poésie qui surprend, comme le promeneur s’étonne de la couleur d’une fleur sur un chemin pourtant mille fois parcouru. On pense à certains romans tout aussi admirablement traduits des Américains Wallace Stegner, T.C. Boyle et à une panoplie d’auteurs du catalogue de la maison d’édition Gallmeister.

Le registre se fait plus halluciné quand Moses se retrouve finalement seul pour de bon sur son île. Il s’organise d’abord comme un Robinson, mais l’isolement vient progressivement à bout de la raison de l’entêté. Particulièrement réussie, cette dernière portion du roman, grâce à une intensification des épisodes de démence, pousse le passé à envahir le présent, le rêve à assaillir le réel. Ainsi Moses en vient-il à apercevoir, entre autres pièges de l’esprit, près des falaises, une foule de défunts se mêlant à la brume nocturne, «assemblée là dans un silence retentissant de cathédrale».

Mais dans cette œuvre aux multiples niveaux de lecture, plus important encore est sans doute le discours souterrain. Subtilement, Crummey soulève l’absurdité qu’il y a à déloger un village sous-peuplé alors que chaque mois s’échouent sur les rivages du monde des embarcations de fortune pleines de réfugiés ayant tout risqué pour trouver un endroit où vivre en paix. Le fou se rit des certitudes, aussi nous permet-il de les questionner à nouveau. Est-ce à dire que dans l’esprit un peu patraque de Moses réside une forme de sagesse? Quelque chose d’inarticulé, d’instinctif. Quelque chose comme un pied de nez maladroit à une modernité de marche ou crève. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Michael Crummey
Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine
Montréal, Leméac
2017, 392 p., 35.95 $