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Un corps-à-corps avec l'histoire

Un corps-à-corps avec l'histoire
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Parmi les motifs qui tissent l’œuvre de Maxime Raymond Bock, je mettrais au premier plan le corps. Sexué à maintes occasions, mais aussi malade, souffrant, défait, épuisé. Ce qui concourt à faire du sujet un individu solitaire, enfermé dans sa propre réalité, dont le corps malaisé est un symptôme. De «Chambre 130» (Atavismes), nouvelle narrée par un fils sur un père qui agonise (une merveille de sobriété et d’émotion) jusqu’à «Pneuma», long texte tiré du recueil Les noyades secondaires, dans lequel la rage et la douleur du narrateur, atteint d’un pneumothorax, se télescopent à ses souvenirs, la douleur est présente, forte, viscérale.

On ajoutera aussi l’importance de l’histoire – la grande comme la petite. Parfois les personnages voient leur vie se confondre avec la réalité politique; parfois ils ratent les événements de manière spectaculaire. En ce sens, le corps souffrant s’offre comme métaphore d’événements sociaux chaotiques, sinon catastrophiques.

L’entrée officielle de l’écrivain en littérature rend compte de cette intrication. L’incipit de la première nouvelle d’Atavismes (2011), «Carcajou», convoque à la fois l’histoire et l’écriture: «Pour moi, ça doit passer par les mots. Quand je relis Vallières, Simard, le journal de Guevara ou encore Martin Luther King […] je comprends ce qui m’attend et je me prépare.» En véritable parodie de révolution, trois jeunes types enlèveront un (supposé) ancien ministre du Parti libéral, paumé et vaguement alcoolique, pour le violenter. La cible est faible et les moyens, médiocres. Le premier corps souffrant se manifeste donc dès cette première nouvelle. Mais ils sont nombreux dans ce recueil à traverser les événements historiques, dans des perspectives différentes: la douleur surgit à la découverte de la Nouvelle-France, sa violence et son froid («L’autre monde», «Eldorado», où le sieur Roberval n’a pas le beau rôle); elle apparaît au cœur de la révolte de 1837-1838, où on voit les prisonniers torturés, enfermés dans des conditions ignobles, le texte alternant avec des épisodes des années 1960 et annonçant les violences sociales à venir au Québec («Une histoire canadienne»); on souffre des affres de la colonisation («L’appel»), et même dans l’anticipation d’un sursaut de révolte par des Québécois («Effacer le tableau»).

L’histoire est là sans l’être dans Des lames de pierre, récit de la vie d’un individu qui meurt en état de décrépitude avancée. Son surnom ridicule (Baloney) le marginalise déjà. Cette vie est à la fois celle d’un être présent et absent au monde: une existence en retrait, un ratage, dont on ne sait dans quelle mesure le narrateur, qui a pris le personnage en affection, la raconte en respectant les faits.

Baloney traverse une partie du siècle en réalisant des expériences par lesquelles il a l’impression de vivre profondément, d’être un homme de son temps, alors qu’il passe à côté de tout. C’est aussi une fiction sur la poésie, ou sur son absence. Baloney est en effet poète. Mais médiocre, peu publié et si mal que le lecteur ne découvre jamais ses poèmes. Au fil des ans, ce travailleur ordinaire, ce sans-grade, s’est fait une petite place dans le milieu poétique. Il est là aux lectures, on le reconnaît. Il mime le poète, par un statut institutionnel particulier, marginal par rapport à un genre littéraire lui-même socialement marginalisé. Sa solitude est d’autant plus spectaculaire qu’il traverse l’histoire les yeux fermés. Mauvais poète, il passe aussi à côté des événements historiques, alors qu’il a le nez collé dessus. Baloney est une sorte d’hyperbole suprême de la solitude; abandonné par les autres, abandonné par l’histoire.

Peut-être est-ce cette importance explicite ou implicite de l’histoire qui explique que lorsque le texte s’écrit au «je», c’est rarement un sujet narcissique qui parle, plutôt une personne aux yeux ouverts, en phase avec le monde qui l’entoure. Ainsi, dans «Rosemont de profil» (Les noyades secondaires), le narrateur déambule dans Rosemont pour se rendre chez Julien, qu’il n’a pas vu depuis son adolescence, et note ce qu’il voit, étudie les gens comme les espaces urbains. Tendu à l’idée de revoir cet ami qui l’a retracé, il marche à rebours du temps, traverse les lieux de son enfance et cherche à faire coïncider passé et présent. Mais les images du passé paraissent fausses, elles brouillent le présent (et vice-versa). La rencontre à venir le met d’autant plus mal à l’aise que son ami a «réussi sa vie», alors que lui a l’impression de végéter. La montée de la tension qui accompagne le spleen du narrateur, qui arrive finalement à la maison de Julien, conduit à une chute réussie au cours de laquelle, sans qu’un seul mot soit prononcé entre les deux personnages, le narrateur constate l’échec de cette rencontre. Fin réussie notamment en ce qu’elle parvient à un équilibre rare entre burlesque et tragique.

Cette nouvelle m’amène à Morel. Car si Raymond Bock a su exprimer dans bien des textes les vastes espaces québécois, son œuvre est aussi profondément montréalaise.

Morel propose une structure fragmentée qui ne suit pas la chronologie et offre la radiographie éclatée d’une vie, sur plusieurs décennies, autour de son personnage éponyme vivant dans un milieu ouvrier de l’est de Montréal. Morel ressemble à une épopée: il y a bien ici un texte «d’envergure nationale» qui narre les aventures d’un héros sur plusieurs décennies (ce Morel de Montréal, la paronomase les confondant), et qui s’impose comme la métonymie d’un peuple. Cependant, cette envergure nationale est associée à une communauté à la fois en crise parce qu’elle n’a pas les moyens de résister au pouvoir qui la balaye quand ça lui chante, et aliénée. Elle n’a pas les moyens d’adopter une position en surplomb qui lui permettrait de prendre pleinement conscience de sa situation. La scène au cours de laquelle le jeune Morel et un ami sont juchés sur un immeuble et que l’un d’eux s’écrie, avec surprise, qu’il voit une montagne (le mont Royal) apparaît symboliquement importante: le lieu le plus emblématique de Montréal ne leur appartient pas, leur est même inconnu. Que le roman soit à la troisième personne est dans cette perspective intéressant. Morel a beau être le personnage central, il n’a jamais la parole, ne possède pas de pouvoir énonciatif. Il vit à l’intérieur d’une structure narrative éclatée où il apparaît sans stabilité, balloté par l’histoire.

Ce roman est marqué par le mouvement et la violence: il porte sur la modernité et la construction d’une ville, surtout à partir des années 1960, mais aussi sur la destruction d’un homme (et, puisqu’il est métonymique, sur celle d’une classe sociale, d’un milieu, d’une communauté à travers lui). Détruire et construire, construire et détruire, s’avère au fond l’enjeu du roman. Cette communauté, c’est aussi le microcosme de la famille. La vie, difficile mais pas si désagréable, bascule à cause de la mort d’une enfant, la petite Jeannine: elle fait chuter Morel, draine son énergie et ses espoirs. Morel porte largement sur le deuil. Cette perte brise sa vie pour longtemps.

Il n’y a rien d’hagiographique dans ce roman (Morel n’a rien d’un saint ouvrier), ou de misérabiliste, ni bons sentiments, ni avenir joyeux. Il reste que la nouvelle génération a des opportunités qui n’existaient pas pour celles de Morel et la précédente. Est-ce une évolution? Nous ne sommes pas dans un roman téléologique, et cela s’exprime bien par cette chronologie bouleversée. Disons qu’il n’y a pas de stagnation. Il y a de la vie, du mouvement, du changement, des occasions neuves. Des possibles s’ouvrent. L’avenir n’est pas bouché.

Le réalisme du roman relève d’une langue (très oralisée dans les dialogues), d’un travail de documentation précis, d’un soin dans les descriptions. Mais l’histoire est moins ici un arrière-plan qui permet de raconter les événements «objectivement» (et donc collant de manière réaliste aux «faits») que l’histoire subjective d’une communauté.

Ces histoires de solitude, de mémoire à retrouver (ou à inventer), conduisent en filigrane à une réflexion autour de la notion d’engagement. L’auteur se tient à une fragile frontière entre le regard critique, distancié, et la subjectivité, entre le pathos, l’affect et la rationalité. Les mots sont toujours à la limite de ne plus se pouvoir tant ils semblent difficilement correspondre à ce réel qui environne les personnages. D’où, d’ailleurs, la dimension fantastique qui surgit parfois. Ce qui reste, dans les déchirements du quotidien, relève de la solidarité, même quand la mort va bientôt frapper: «[C]e n’est plus ta volonté qui garde ton cervelet en vie, c’est la belle dignité des autres, le grand altruisme dévoué qui accordera systématiquement l’intouchable statut d’être humain à n’importe quelle enveloppe délaissée par son esprit.» («Chambre 130») Comme écrivait Leonard Cohen, ce qui pourrait résumer d’une certaine manière l’œuvre de Maxime Raymond Bock: «There is a crack in everything. That’s how the light gets in1

 


Jean-François Chassay est professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM depuis 1991. Il a publié une trentaine de livres (romans, recueil de nouvelles, essais, anthologies, actes de col- loques) et beaucoup commenté la littérature québécoise dans des ouvrages, mais aussi à Spirale, Le Devoir, Voix et Images, et à différentes émissions de Radio-Canada entre 1986 et 2020.

  • 1. «Il y a une fissure en toute chose / c’est ainsi qu’entre la lumière.» Vers tirés de la chanson «Anthem» de l’album The Future.
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