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Trop laide! Trop politique! Trop féministe!

Trop laide! Trop politique! Trop féministe!
La langue inclusive a-t-elle sa place dans la littérature?
Rédaction inclusive
La langue inclusive a-t-elle sa place dans la littérature?

«Le sommet de l’absurdité!» «Pauvre Anne Hébert!» «Idéologues patentés1!» Voici certains des mots doux que mon coauteur et moi avons reçus après avoir osé utiliser des œuvres littéraires pour illustrer, à des fins pédagogiques, des techniques de rédaction inclusive. Si j’ai l’habitude d’être traitée d’idéologue, de linguiste amatrice (quoiqu’on me traite plutôt d’«amateure»), et j’en passe, la levée de boucliers n’est jamais aussi forte que lorsqu’on s’imagine que je cherche à censurer des autrice·eurs, à réécrire des classiques, bref, à outrager l’autel sacré de la Littérature.

Rien de tel n’est pourtant suggéré. La langue inclusive offre tout au plus une invitation aux écrivain·es: celle de créer, en toute liberté, des textes plus égalitaires.

Un peu d’histoire

La rédaction inclusive, que l’on désigne sous plusieurs appellations plus ou moins synonymiques (langue non sexiste, français inclusif, rédaction épicène, féminisation…), cherche à rendre la langue plus représentative des femmes et des personnes non binaires. Son objectif est de visibiliser ces groupes en rejetant l’adage malvenu: «le masculin l’emporte sur le féminin». Pourquoi ce projet?

Certain·es diront que les féministes veulent politiser la langue, mais ce serait lire l’histoire à l’envers. Il existait au Moyen Âge de nombreux mots féminins comme autrice, philosophesse, peintresse, médecine, professeuse et notairesse. Mus par l’ambition d’asseoir dans la langue «la supériorité du mâle sur la femelle2», certains auteurs et grammairiens déclarent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la guerre aux féminins. On fait disparaître des mots comme autrice parce que «pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur3». À l’inverse, les féminins désignant des rôles plus passifs, plus «convenables» pour les femmes, demeurent, comme en atteste la survie du mot spectatrice. Au XIXe siècle, Louis-Nicolas Bescherelle résume qu’«on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc., mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions4».

C’est pour des raisons tout aussi politiques qu’est développée la norme de l’accord masculin qui l’emporte (un homme et 500 femmes sont arrivés): non pas, comme on l’affirme aujourd’hui, parce que le genre masculin est neutre ou générique, mais bien parce que le genre masculin «est réputé le plus noble5». Cette règle supplante l’accord de proximité, plus égalitaire, qui donnait les hommes et les femmes courageuses ou les femmes et les hommes courageux. Racine lui-même écrivait: «Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières,/Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières6», et on retrouve des traces de l’accord de proximité jusqu’au XIXe siècle7.

Il est donc absurde d’accuser les adeptes de la féminisation de «politiser» la langue, puisque la grammaire telle que nous la connaissons est déjà le résultat d’un projet politique. Certain·es préfèrent d’ailleurs délaisser le terme «féminisation», expliquant qu’on cherche plutôt à «démasculiniser» le français.

On pourrait croire que l’histoire est bien enterrée – aujourd’hui, le masculin ne pourrait-il pas être tout simplement neutre? Que nenni! Lire les auteurs, les héros, les politiciens nous affecte au quotidien, contraignant notre imaginaire et sculptant nos ambitions. Ces formules masculines dites «génériques» engendrent, rapporte une étude, près de deux fois moins de représentations mentales féminines que des formulations qui incluent tous les genres8.

Le goût du beau

C’est donc en réponse tant à un passé masculiniste qu’à ses effets concrets jusqu’à ce jour que de plus en plus d’autrice·eurs choisissent la rédaction inclusive. L’Office québécois de la langue française – gardien du français au Québec – recommande d’ailleurs de délaisser le masculin générique au profit de doublets (la répétition des mots masculins et féminins, comme dans les autrices et les auteurs) et de termes épicènes (qui incluent tous les genres, comme le lectorat). Coffre à outils des plus polyvalents, la grammaire inclusive renvoie également aux néologismes épicènes (comme iel ou iels, pronoms personnels neutres/non binaires à la troisième personne), aux marqueurs de graphies tronquées (comme le point médian: autrice·eurs, écrivain·es, chercheur·ses), et à la «féminisation ostentatoire9» (le choix d’un mot féminin qui s’entend différemment du masculin, comme autrice plutôt qu’auteure).

Cette nouvelle grammaire a-t-elle sa place en littérature? «C’est trop laid», disent en désespoir de cause les critiques, lorsque tous les contre-arguments linguistiques boiteux ont été démontés. Mais lorsqu’on me dit que le féminin autrice «sonne laid», que le point médian «c’est pas beau» ou que la féminisation «alourdit le texte», ce que j’entends, c’est que les femmes doivent, encore et toujours, se faire discrètes, secondaires, invisibles – avoir tout au plus l’éclat d’un e muet.

La littérature doit appartenir à toustes et traduire dans ses scènes la diversité du monde. Faire voir la pluralité des genres dans nos écrits n’est pas étouffer, mais bien faire vivre nos textes. J’ajouterais même: y a-t-il plus beau, plus fluide, plus précieux qu’une littérature qui s’abreuve d’inclusion?

 


Suzanne Zaccour est une chercheuse, conférencière et autrice féministe. Avec Michaël Lessard, elle a rédigé la Grammaire non sexiste de la langue française (M éditeur, 2017) et dirigé le Dictionnaire critique du sexisme linguistique (Somme toute, 2017). Candidate au doctorat en droit à l’Université d’Oxford, elle est aussi l’autrice de l’essai grand public La fabrique du viol (Leméac, 2019).

  • 1. Patrick Moreau, «Paradoxe et impasse du discours sur la féminisation», Le Devoir, 22 septembre 2017.
  • 2. Propos de Nicolas Beauzée (1767), rapportés dans Céline Labrosse, Pour une grammaire non sexiste, Montréal, Remue-ménage, 1996.
  • 3. Propos de Sylvain Maréchal (1801), rapportés dans Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe, 2014.
  • 4. Propos de Louis-Nicolas Bescherelle (1843), rapportés dans Mathilde Fassin, «"Le masculin l’emporte sur le féminin", vraiment?», Well Well Well, n°2, printemps/été 2015.
  • 5. Beauzée, op. cit.
  • 6. Jean Racine, Athalie, 1691.
  • 7. Pour d’autres informations à ce sujet, voir le site de la professeuse Éliane Viennot: <elianeviennot.fr >.
  • 8. Markus Brauer et Michaël Landry, «Un ministre peut-il tomber enceinte? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales», L’année psychologique, vol. 108, n°2, 2008.
  • 9. Pour en savoir plus sur la féminisation ostentatoire, voir Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, Grammaire non sexiste de la langue française: le masculin ne l’emporte plus!, Saint-Joseph-du-Lac, M éditeur, 2017.
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