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Transformer la laideur en sublime

Transformer la laideur en sublime

Il en aura fallu du temps à Siris pour terminer Vogue la valise. À la lecture de ce magistral album, on comprend pourquoi.

Bande dessinée

Il en aura fallu du temps à Siris pour terminer Vogue la valise. À la lecture de ce magistral album, on comprend pourquoi.

Sept années ont passé depuis la parution du premier tome de Vogue la valise. On en venait même à se demander si Siris n’avait pas abandonné le projet. Fort heureusement, pour lui et pour nous, il n’en était rien. Et pour ceux qui n’auraient pas eu la chance de lire la première partie de cette histoire poignante lors de sa sortie, les éditions de La Pastèque ont décidé de réunir les deux tomes dans un seul album. Pour les autres qui, comme moi, s’étaient laissé toucher par le premier volume, y replonger quelques années plus tard nous remémore nos émotions avant d’entreprendre la lecture de la partie finale.

Enfance morose

L’histoire de La Poule, l’alter ego de Siris, est tissée de drames de toutes sortes. La première partie de l’album commence dans les années 1940, alors que nous est présenté Renzo, personnage haut en couleur. Fêtard émérite, alcoolique, Renzo rencontre Luce à l’usine de fabrication de munitions. Pendant deux ans, leur relation se déroulera sans anicroche. Puis, la grossesse surprise de Luce pousse les deux tourtereaux à se marier «obligés», comme on disait à l’époque. À partir de ce moment, rien ne va plus. Luce sera mère quatre fois en huit ans alors que Renzo collectionne les emplois en vidant bière par-dessus bière. La vie est difficile, les enfants doivent être confiés à des foyers nourriciers, les ancêtres des familles d’accueil d’aujourd’hui. Puis, arrive le cinquième bambin, La Poule qui, après quelques courtes années, suivra le même chemin que son frère et ses sœurs. Tout ceci est infiniment triste, mais jamais Siris ne tombe dans le piège de trop en faire, il ne cherche pas le drame à tout prix et évite d’appuyer sur les défauts et vices de Renzo, il le montre tel qu’il est. Au lecteur de juger s’il le veut, mais ce n’est pas le but du dessinateur. Le pauvre Poule, promené entre plusieurs foyers, revient parfois chez sa mère pour une courte période avant de retourner vers d’autres sombres rivages.

Cette première partie de l’ouvrage est remplie de trouvailles graphiques, que ce soit des planches construites comme un jeu de serpents et échelles pour illustrer les allées et venues des enfants dans les foyers nourriciers ou encore la façon de cacher le visage des «parents» d’une famille d’accueil en plaçant les phylactères devant eux. À première vue, le trait de Siris semble gras, sans grandes nuances. Or, il n’en est rien. Les détails du décor, les expressions faciales des personnages et le choix des couleurs apportent un souffle aux planches de l’album. Cette recherche dans le dessin se poursuit aussi dans la seconde partie, où se pointe l’adolescence de La Poule.

Résilience avec une majuscule

Cette partie raconte les dix horribles années qu’a passées La Poule chez les Troublant. Lecture difficile, soit, mais ô combien rassurante sur la résilience de l’homme. La Poule se retrouve dans cette famille dysfonctionnelle, où le père boit sans lendemain, vomit sa méchanceté et son mépris sur l’enfant placé, s’en servant comme d’un véritable esclave. La mère, elle, n’en a que pour son mari et ne fait rien pour aider La Poule. Ti-Bourlet, leur fils adoré, se donne pour mission de ridiculiser et d’humilier notre héros à outrance. L’école Saint-Michel, située à Saint-Lambert, se chargera de terminer son éducation à «la vraie vie». L’intimidation dont il est victime ne cesse d’augmenter. Pourtant, et c’est là que repose le génie de Siris, toutes ces situations, parfois suffocantes même pour le lecteur, sont présentées comme des expériences, mauvaises certes, mais qui ont formé sa personnalité.

À travers ces dures années, La Poule réussit à tisser des amitiés solides avec des êtres qui lui permettront de s’émanciper, entre autres par la découverte de la bande dessinée et de la musique. Déjà vu peut-être, mais la sincérité de l’auteur transpire dans les cases où Alain, bédéiste en herbe, explique au grand amateur de bandes dessinées qu’est devenu La Poule comment il conçoit ses «albums». Autrement plus touchants sont les moments où notre héros découvre un nouveau groupe ou un genre musical qu’il ne connaît pas. Et quand, à dix-huit ans, les Troublant le chassent de la maison, nous sommes soulagés et contents pour lui, même si les lendemains sont inconnus.

Le travail de Siris a longtemps fait partie de l’underground de la bande dessinée québécoise, pensons entre autres à ses fanzines publiés dans les années 1980. Avec Vogue la valise, l’auteur ne trahit pas ses origines, en fait, il les glorifie. Un peu à la façon du dessinateur américain Robert Crumb, qui n’a jamais fait de concessions dans sa façon de créer de la bande dessinée, Siris n’a pas adouci son dessin. Les dernières planches closent l’album de façon magistrale et présagent le début d’un autre récit: la carrière d’un dessinateur unique, d’un artiste d’exception. J’ose utiliser, pour la première fois dans cette chronique, ce mot maintenant tombé dans le cliché afin de vous inciter à la lecture de cet album: essentiel. ♦

 

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Siris
Montréal, La Pastèque
2017, 352 p., 32.95 $