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Tout est parfait, croyez-vous

Présentation historique
Dystopies francophones

Aborder la dystopie requiert d’arpenter le champ des possibles cultivé par la science-fiction.

Certes, un roman réaliste peut faire du monde présent une dystopie. Serge Lamothe le laisse entendre dans Mektoub (Alto, 2016), par exemple, où un personnage condamne le «caractère ruineux et destructeur du turbolibéralisme capitaliste implanté et mené tambour battant» par une «Superélite» qui réprime tout mouvement social opposé aux «nouveaux oligarques détenteurs du cybercapital».

De même, ZIPPO (Leméac, 2010) de Mathieu Blais et Joël Casséus décrit un proche futur détestable, miné par le retour de la «Peste brune», et si près de notre présent qu’on les confondrait. L’uchronie permet aussi de postuler que la dystopie, c’est notre quotidien. L’essai de Denis Monière, Histoire de la République du Québec: 25 ans de souveraineté (Éditions du Québécois, 2006), sous-entend que la province actuelle est une aberration puisque l’indépendance gagnée par un «oui» en 1980 aurait fait du Québec une «société normale». Dans un autre registre, Le silence des femmes (Triptyque, 2014) de Thérèse Lamartine justifie le génocide des hommes en faisant du patriarcat un régime dystopique à liquider grâce à un dénouement qui bascule dans l’anticipation.

Bombe

Collage : China Marsot-Wood​​

 

Le plus souvent, les dystopies d’ici se rattachent à la science-fiction, même s’il faut se garder de les assimiler aux mondes apocalyptiques ravagés par des catastrophes. L’anti-modèle dystopique est une catastrophe en soi. Ce qu’il a de désastreux n’est pas la conséquence d’un cataclysme ou d’un échec social, mais bien d’un projet délibéré.

À cet égard, la dystopie ressemble à l’utopie, qui propose une critique en creux de la société parce qu’elle présente comme souhaitables des progrès qu’il reste à réaliser. La dystopie est à première vue plus franche, car elle présente comme haïssables des éléments de la vie contemporaine ou prend à contre-pied les avantages d’une utopie pour démontrer qu’ils seraient nuisibles ou qu’ils exigeraient des abus de pouvoir et des fabrications. Le roman 1984 de George Orwell (1949) en est le type classique.

Parfois, la dystopie consistera en un système n’exerçant aucune contrainte parce qu’il représente l’horizon des aspirations de la majorité – et qu’il façonne ces mêmes attentes. Le meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley est l’exemple le plus connu.

Par conséquent, la dystopie se prête à une multitude d’exploitations. En principe, l’utopie ne peut déchoir. La dystopie, par contre, peut vaincre ou être vaincue par ses adversaires. Les deux dénouements alimenteront la démonstration, car le système dystopique sera d’autant plus détestable qu’il écrasera toute contestation – et d’autant plus vicié qu’il sera vulnérable. La révélation de la vraie nature d’une dystopie peut aussi procurer une satisfaction dramatique.

La dystopie peut même «parasiter» l’utopie. Au Canada francophone, «Le Plan de la république canadienne» (1838), que Napoléon Aubin publie dans son journal Le Fantasque, au temps des rébellions contre le pouvoir impérial de Londres, offre à la fois un pastiche des idéaux utopiques des Patriotes et une dystopie burlesque du point de vue des autorités britanniques. Plusieurs textes postérieurs, dont le Jean Rivard (1862-1864) d’Antoine Gérin-Lajoie, esquissent des utopies rurales catholiques que les Québécois d’aujourd’hui recevraient comme d’étouffantes dystopies. Le point d’orgue de cette bifurcation est figuré par les romans Eutopia (1944) de Thomas Bernier et Défricheur de hammada (1953) d’Armand Grenier, dans lesquels la tentative utopique d’harmoniser la modernité technique et un régime collectiviste catholique risqueraient surtout d’effaroucher les lecteur·rices modernes moins enclin·es à vénérer le consensus et l’homogénéité.

La vie sous dôme de fermiers chrétiens en plein Sahara, dans Défricheur de hammada, expose une faille récurrente, puisque les sociétés sous une cloche de verre avouent une fragilité qui prouve leur imperfection. La trilogie des Jeux du pouvoir (ADA, 2017-2018) de Danielle Dumais en est un avatar récent, la cité close d’Altina cachant des faiblesses inquiétantes.

De fait, la dystopie se coupe souvent du monde pour éviter les discours contradictoires. Le contact avec l’extérieur minerait la confiance obtenue par un régime édifié sur des proclamations mensongères de sa propre vertu.

Au Québec, la dystopie a connu son âge d’or au cours des années 1970. Les précurseurs sont rares et ne font qu’effleurer le sujet. En 1942, La Chesnaie de Rex Desmarchais sert une mise en garde contre les dérives du nationalisme identitaire et intégriste. Si le Führer canadien-français du roman échoue à fonder un État fasciste, il fournit quelques échantillons de sa philosophie et de ses méthodes. Après-guerre, Jean-Charles Harvey signe le roman Les paradis de sable (1953), qui esquisse un portrait grinçant du Québec duplessiste, décrit sous l’aspect d’un pays imaginaire appelé la Nordanie, doté de sa propre loi du cadenas… Le repoussoir y demeure toutefois le communisme, condamné pour son amoralisme et son matérialisme athée, mais qui gouverne les destinées de pays que le récit ne visite pas. La dystopie émerge partiellement dans une «sotie» de l’auteur acadien Ronald Després, Le scalpel ininterrompu (1962), où le docteur Jan von Fries accède à une forme de pouvoir total afin de procéder à la dissection d’un nombre sans cesse grandissant d’humains.

Les premières dystopies abouties apparaissent avec des romans comme Les princes (1973) de Jacques Benoit ou La faim de l’énigme (1975) de Patrick Straram. Si la répression l’emporte dans Les princes, où la race méprisée des chiens qui parlent et pensent est massacrée, le récit de Straram fait miroiter un espoir d’évasion, voire de remplacement d’un État oppressant. La dystopie est plus subtile dans Les tours de Babylone (1972) de Maurice Gagnon, dont le héros tourne le dos à l’État technocratique qu’il a servi parce qu’il manque un minimum de liberté à cette société policée. L’ouvrage de Gagnon fait écho au roman jeunesse Quatre Montréalais en l’an 3000 (1963) de Suzanne Martel – dans lequel la cité souterraine de Surréal, plus paternaliste que dystopique, offre à ses habitants un mode de vie excessivement artificiel – ainsi qu’à la pièce de théâtre Api 2967 (1971) de Robert Gurik, dont les protagonistes rejettent une existence trop rationnelle.

D’autres livres dénoncent la cruauté communiste. Dans Les Hommes-taupes (1978) de l’exilé yougoslave Négovan Rajic, la violence est feutrée, mais la critique d’un régime au service d’une grande idée dévoyée est sans concession. Roman d’anticipation politique, Québec Banana State (1978) de Jean-Michel Wyl commence avec l’invasion soviétique du Québec, en 1984 – année emblématique –, et l’auteur se fonde sur les pratiques des totalitarismes contemporains pour dépeindre un règne liberticide.

Nous pouvons qualifier de dystopiques les régimes collectiviste et hyperlibéral que Jean-François Somcynsky renvoie dos à dos dans sa nouvelle «Le voyage du petit homme», tirée de son recueil Les grimaces (Pierre Tisseyre, 1975). Dans la nouvelle «Mutation» de l’ouvrage Contes pour hydrocéphales adultes (CLF, 1974) de Claudette Charbonneau-Tissot, l’État dictatorial ne se laisse deviner qu’en filigrane, mais ses manipulations de l’expérience d’une prisonnière sont glaçantes et rappellent les réalités emboîtées du Congrès de futurologie (1971) de Stanislas Lem.

La dystopie est plus nette encore dans les deux grands textes suivants. Trilogie quasi posthume de Monique Corriveau, Compagnon du soleil (1976) met en scène l’Ixanor, dictature sans dictateur, État totalitaire régenté par un ordinateur omniscient, le Génie, et une machine bureaucratique à son service. Corriveau se nourrit des horreurs du siècle pour imaginer un univers d’autant plus implacable qu’il est civilisé. Sa trilogie, en apparence moins radicale que d’autres, se montre plus extrême dans son désabusement. Ni le primitivisme, ni la contestation enflammée, ni la révolte ne suffisent. Face à une emprise totale, Compagnon du soleil renonce aux lendemains qui chantent pour les faibles et les opprimés.

L’Oiseau de feu (Leméac, 1989-1997), trilogie en cinq volumes de Jacques Brossard, est parue tardivement, mais son écriture a débuté durant les années 1970. Le premier tome, Les années d’apprentissage, nous transporte dans la cité pseudo-médiévale de Manokhsor, agglomération d’une simplicité géométrique assujettie à une tyrannie théocratique, manipulée en sous-main par les détenteurs d’un savoir supérieur. Au lieu de condamner le communisme, la création de Manokhsor semble viser le catholicisme figé du Québec d’antan.

L’intérêt pour la dystopie reflue au cours des décennies ultérieures. L’ambiguïté et l’ironie postmodernes dominent, à l’ère de la guerre froide agonisante. En 1986, Denis Côté pastiche d’ailleurs Orwell dans sa nouvelle «1534», incluse dans l’anthologie Dix nouvelles de science-fiction québécoise (Les Quinze). Plus directe, la trilogie pour jeunes des «Inactifs» (La courte échelle, 1989-1990) du même Côté extrapole le chômage de masse pour critiquer une société inégalitaire. Côté annonçait un retour du politique, tout comme la trilogie Saisons (1996-2002) de Pierre Gélinas1. Celle-ci évoquait, en littérature adulte, l’essor d’une dystopie fasciste au Québec.

La dystopie connaît une nouvelle vogue depuis une vingtaine d’années. Au théâtre, les scènes québécoises accueillent des adaptations de 1984 et du Meilleur des mondes. Guillaume Corbeil collabore à ces deux productions, signant même une adaptation du roman de Huxley (Le Quartanier, 2019).

En littérature, les huit tomes de la série «Élise» (Coups de tête, 2007-2012), par Michel Vézina et quatre collaborateurs, décrient un futur dominé par un capitalisme répressif et totalitaire, en s’inspirant de textes rédigés par Vézina dès 1991. Si la dystopie est intimiste dans le roman Sous béton (Alto, 2011) de Karoline Georges, elle se fait financière dans 2054 (XYZ, 2013) d’Alexandre Delong, qui imagine des carrières cotées en bourse engageant les individus dans une course à la performance sans répit pour justifier leur valorisation. Dans les romans de Bruno Massé, M9A: Il ne reste plus que les monstres (Sabotart, 2015) et Buzzkill (Québec Amérique, 2019), la cible à abattre demeure notre mode de vie capitaliste et consumériste.

Pour être dystopique, il ne suffit pas qu’un gouvernement fictif soit odieux. Celui-ci doit appliquer un système inexorable et inhumain. Or, inspirés par des séries dystopiques anglophones (Hunger Games, Divergent), ce sont les auteurs pour la jeunesse qui ont conçu ces dernières années les dystopies les plus radicales.

Si les péripéties de l’aventure prennent le pas sur les excès d’un gouvernement inique dans la série Seconde Terre (De Mortagne, 2014-2016) de Priska Poirier, L’Heptapole (Soulières, 2016) de Stéphane Achille campe un futur dont les femmes sont absentes, pour des raisons que la jeune héroïne devra éclaircir. Dans la trilogie B.O.A. (De Mortagne, 2017-2018) de Magali Laurent, la dystopie est vampirique. Une pandémie virale a scindé l’humanité. La majorité infectée a survécu grâce à un vaccin, mais elle a besoin du sang de la minorité saine. Le rapport de force qui s’établit relègue les donneurs à un rôle subalterne. Une pandémie est pareillement à l’origine de la dictature sanitaire mise en scène par Mathieu Fortin dans Nozophobia (Bayard Canada, 2018).

L’hygiénisme despotique n’était pas neuf, ayant été traité au théâtre par le dramaturge franco-ontarien Michel Ouellette dans une pièce à moitié mutique, Le testament du couturier (Nordir, 2002), qui faisait de la «Banlieue» un espace protégé de la Maladie par les «Élus» et la «cybervision».

L’intuition des auteurs de science-fiction aura rarement été plus frappante que dans ces textes préfigurant les débats de ces derniers mois, mais chaque génération donne chair à ses peurs: le totalitarisme politique, le capitalisme déchaîné, la répression sanitaire… La prochaine cohorte relèvera-t-elle le défi d’engendrer un premier chef-d’œuvre québécois du genre? Alors que la crainte d’un effondrement global nous hante, l’ouverture se rétrécit pour les sociétés obstinément imparfaites mais tout de même organisées. Espérons donc que les dystopies d’ici n’ont pas fini d’annoncer nos malheurs à venir, car il faut, pour en écrire, croire encore à la possibilité d’un changement de cap.

Un peu.

 


Jean-Louis Trudel est un spécialiste de la science-fiction, comme écrivain (nouvelliste et romancier, pour jeunes et pour adultes, en français et en anglais) et comme historien de son évolution au Canada francophone.

  • 1. Pierre Gélinas, La neige (Triptyque, 1996), Le soleil (Triptyque, 1999) et Le fleuve (Trois-Pistoles, 2002).
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