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Tout ce qui nous excède

Contrairement à ce que son titre laisse entendre, Les fins heureuses de Simon Brousseau ne donne guère dans le bonheur placide et les dénouements souriants, mais explore plutôt les excès ordinaires du quotidien dans une prose aux accents doucement narquois.

Nouvelle

Contrairement à ce que son titre laisse entendre, Les fins heureuses de Simon Brousseau ne donne guère dans le bonheur placide et les dénouements souriants, mais explore plutôt les excès ordinaires du quotidien dans une prose aux accents doucement narquois.

Le recueil de nouvelles Les fins heureuses de Simon Brousseau s’ouvre sur un texte intitulé avec un brin d’ironie «La vie de l’auteur». La narration subjective s’y penche sur un événement qui, bien que trivial, rompt le cours du quotidien du narrateur et de sa conjointe: leur chat Kafka s’amuse avec une souris, la triture et la poursuit inlassablement, jouissant de la domination qu’il exerce sur sa proie. Le narrateur, troublé par ce jeu cruel, se sent contraint de réagir, tente de sauver ce qui reste de la victime, mais doit vite se résoudre à achever celle-ci. Le calme revient soudain, comme si l’événement n’avait jamais eu lieu:

La souris est dans son sac, Kafka a retrouvé son calme habituel et moi, je réalise encore une fois que cette vie que j’aime tant m’excède, même si je sais aussi que tout ça n’est rien comparé à ce qui s’en vient.

Ce constat, anodin en apparence, contient pourtant une piste d’interprétation pouvant éclairer les vingt nouvelles qui suivent: la vie souvent y excède les personnages, les dépasse, les déborde, mais jamais de manière fulgurante, bien au contraire. C’est aux excès ordinaires, aux infimes mouvements, prosaïques et sans gloire, qui bouleversent momentanément la routine que s’attache Simon Brousseau. Ses personnages, hommes et femmes issus de différents milieux et générations, sont le plus souvent saisis dans leur intimité, confrontés à leurs petites mesquineries et démissions, hantés par de menues obsessions que la narration, souvent légèrement ironique, fait affleurer sous forme de confessions directes ou rapportées. Si l’auteur se plaît à mettre au jour l’inavouable, à plonger dans les consciences, il ne le fait jamais en s’attachant à des traumatismes indicibles. Les violences, les trahisons et les transgressions des Fins heureuses sont banales, car «rien n’est plus commun que le mal».

Dire du mal/dire le mal

Le mal emprunte de multiples formes. Deux séries de nouvelles, intercalées dans le recueil et intitulées respectivement «Lettre à un nageur» et «E-confessions», en fournissent des exemples éloquents. Dans la première, constituée de quatre lettres, dont seule la dernière est signée du prénom de leur auteur, Simon (on notera la coïncidence), un nageur excédé demande cérémonieusement à un confrère de «reconsidérer [son] appartenance au groupe des nageurs qui s’élancent dans le couloir rapide». Dans les quatre nouvelles de la série «E-confessions», des internautes anonymes livrent sans filtre leurs travers et leurs désirs les plus mesquins: la colère, la gloutonnerie, l’avarice, la vanité, l’envie, associées naguère aux péchés capitaux, s’y retrouvent ici aplanies, rapidement pardonnées. Comme le suggèrent les animateurs du site web qui les accueillent, ces confessions visent à purifier leurs auteurs: «C’est en examinant ses bassesses que l’on peut trouver la paix intérieure.» La force de l’écriture de Simon Brousseau réside justement dans sa propension à suspendre le jugement moral, à pratiquer une forme de distanciation, ni trop clinique ni trop cérébrale, permettant au lecteur d’exercer son propre jugement sur les choses honteuses qui lui sont révélées.

Les fins heureuses n’existent pas

On l’aura compris, le titre du recueil est une antiphrase: les fins heureuses, auxquelles nous a habitués le cinéma hollywoodien, sont des fabrications. Plus encore, l’héroïsme qui a tant nourri les productions culturelles occidentales est ici tourné en dérision. Benoît, l’adolescent rebelle de «La fierté des vandales» regrettera amèrement d’avoir mis le feu aux pancartes électorales du candidat souriant du Parti et pensera, inquiet, à son avenir potentiellement terni par un casier judiciaire. Par peur des représailles, le manifestant de «La physique des boules de billard» n’osera guère se vanter d’avoir assommé un chef de la SQ: «Je n’aime pas être au cœur de l’action, avouera-t-il. Je suis peureux et je pense constamment au danger.» Le bonheur et l’épanouissement personnel, s’ils existent, se déposent dans des gestes et des rituels insignifiants: repas ou confidences partagés avec son partenaire, lavage de fenêtres extérieures, contemplation des animaux de compagnie qui ont compris, eux, que «ne rien demander d’inaccessible; c’est le secret du bonheur des bêtes».

La question de la sincérité est au cœur de ce recueil de nouvelles. Les personnages de Simon Brousseau, comme je l’ai souligné, se mettent souvent à nu, osant avouer leurs travers les plus risibles. Or chacun, ou presque, tente de se livrer en toute honnêteté, avec franchise et lucidité. Une telle transparence, semble nous dire en filigrane la narration des nouvelles, serait illusoire. Comment en effet être parfaitement sincère envers soi-même et envers les autres? Comment ne pas se jouer de soi? Les fins heureuses ne livre bien sûr pas de réponses formelles à ces questions, mais parvient habilement à induire le doute, à mettre en cause les secrets de narrateurs, fiables ou non. ♦

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Simon Brousseau
Montréal, Le Cheval d'août
2018, 208 p., 24.95 $