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Tombe la mère

La page de garde annonce «roman», comme dans «la mort est un roman». Car s’il y a une histoire dans Niagara, c’est celle d’une mère qui ne cesse de mourir, coulant dans l’éternité comme dans un fleuve.

Thématique·s
Roman

La page de garde annonce «roman», comme dans «la mort est un roman». Car s’il y a une histoire dans Niagara, c’est celle d’une mère qui ne cesse de mourir, coulant dans l’éternité comme dans un fleuve.

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Avec ce dix-neuvième ouvrage (si le compte est bon), Catherine Mavrikakis offre le roman d’un non-roman, l’histoire d’une non-histoire. Elle fait défiler les mort·es sans jamais les laisser mourir ni vivre, assurant d’emblée ne rien inventer, n’avoir «aucune imagination» – il faut donc bien la croire. Ni mort·es ni vivant·es: il semble que les défunt·es persistent à exister si on les aide à enjamber leurs dépouilles. Et si l’autrice effleure à peine le motif de la disparition véritable de sa mère, elle n’efface pas cette réalité pour autant: en l’éludant, justement, ce texte en offre le témoignage circonlocutoire.

Mourir par conjonction

«Votre mère a eu un AVC ou encore elle est tombée dans le trou d’eau que forme le sol américain à Niagara»: c’est la phrase que la narratrice entend au téléphone. Il suffit d’une conjonction, «ou», pour que la fiction se coordonne à la vérité, la double, la recouvre sans jamais s’y substituer. L’œuvre s’ouvre alors le long de cet «ou», comme tourne une porte autour de sa charnière. Par cette porte: l’horizon qui prolonge la mort. Une personne meurt d’autant de façons et autant de fois qu’elle a d’incarnations dans l’esprit de celles et ceux qui se souviennent d’elle. En ce sens, la mort par attaque cardiaque est un événement, une version parmi d’autres – l’on a toujours le choix de ne pas s’y arrêter. Niagara découle de ce commerce avec la réalité: à l’injonction positiviste du travail du deuil, l’écrivaine rétorque en mettant la mort en métaphore et en abyme, et en inventant, pour les défunt·es comme pour les vivant·es, des manières d’exister post-mortem.

Car la mère s’est éteinte depuis longtemps, ou plutôt, elle ne cesse de s’éteindre depuis des décennies, c’est-à-dire depuis une éternité. Depuis ce moment où, la tenant par la main devant les chutes du Niagara, l’autrice, jeune, prend conscience de cette mort. «J’ai trois ans ou cinquante ans et je ne tiens pas ma mère assez fermement», écrit-elle, restituant par anamnèse, en examinant une diapositive, la prise de conscience de la mortalité de sa génitrice. Trois ans ou cinquante ans: découvrir que sa mère peut (et va) mourir, c’est vieillir soudainement, vieillir déjà. Cette peur viscérale, voire ancestrale, s’arrime à la responsabilité de la retenir de mourir, de glisser dans ce trou. Mais chaque fois qu’elle regardera cette photo immortalisant ce moment où toutes deux sont, main dans la main, devant la chute, la mère ne cessera de tomber. Sans mourir ni jamais vivre, elle tombera.

Être Niagara

C’est dans ce paradoxe, lorsque la vérité se dissout dans son contraire, que surgit la parole, et que s’incarnent et se désincarnent les êtres. Mavrikakis élargit la métaphore de la mort/non-mort et en constitue l’échine même de son texte, la faisant courir d’un chapitre à l’autre, aimantant les souvenirs (vrais ou inventés: la question ne se pose plus) et les mort·es, qui coulent le long de cette blessure ouverte comme le Mississippi innerve l’Amérique. Tombée à Niagara, la mère est charriée par ce fleuve en direction du golfe du Mexique. Le cours d’eau file le long des souvenirs de la narratrice et, bientôt, toute une communauté de défunt·es connu·es ou inconnu·es, réel·les ou fictionnel·les se convoquent les un·es les autres. La mère et sa fille (qui la cherche) croisent, sur les berges ou au fil du courant, des cousines disparues tout comme Jeff Buckley, Mark Twain, Joséphine Baker ou Gatsby, alter ego de Francis Scott Fitzgerald, ce confrère par-delà le temps avec qui l’autrice marche, bras dessus, bras dessous.

De part et d’autre de ce fleuve s’esquisse une histoire intime du sud des États-Unis, de Memphis à La Nouvelle-Orléans; une histoire qui, conjuguée au temps du mythe, devient patrie. Niagara, tout devient Niagara, la chute donnant alors son nom à un éthos prêt à se transformer en un État. Sans faire l’économie de la jouissance, Catherine Mavrikakis, avec une écriture qui coule, coule sans se retourner, joue avec les catégories du réel et du mensonge pour inventer une patrie à ses mort·es, cet Hadès où les filles descendent retrouver leurs mères.

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Catherine Mavrikakis
Montréal, Héliotrope
2022, 180 p., 24.95 $