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Terre des hommes

La correspondance fraternelle des journalistes Frédérick et Jasmin Lavoie expose la partie empoisonnée du monde, celle qui paie le prix de notre opulence.

Essai

La correspondance fraternelle des journalistes Frédérick et Jasmin Lavoie expose la partie empoisonnée du monde, celle qui paie le prix de notre opulence.

Métier paradoxal que celui du correspondant de guerre. Il traque dans la violence la survie quotidienne, comme on extirpe le noyau du fruit pourri. Face à la complexité des sujets, l’écriture permet la lenteur et le recul nécessaires à la compréhension du lecteur, et surtout à sa sensibilité. À cet égard, le journaliste et écrivain Frédérick Lavoie nous comble depuis quelques années (Ukraine à fragmentation, 2015; Avant l’après. Voyages à Cuba avec Georges Orwell, 2018; tous deux à La Peuplade). Sa correspondance (2016-2017) avec son cadet Jasmin, journaliste pour ARTE et France 24, explore l’Inde et le Pakistan, frères ennemis depuis leur partition en 1947. Une posture d’écriture intéressante, où le sang se partage, dans tous les sens du terme.

Connaître: naître avec

Les premières lettres entre les frères manifestent un écart d’expériences, le plus jeune trépignant de quitter sa Petite-Patrie pour sauter dans l’action, dans le sillage de son aîné. Cette hâte de laisser derrière soi le pays heureux pourrait faire sourciller — choisir de vivre la guerre, l’extrême misère, l’obscurantisme religieux, la ségrégation sexuelle reste un luxe de privilégié — si elle ne guidait pas si bien le lecteur, lui-même néophyte en la matière. Avec Jasmin, le dépaysement conscientise. Frédérick, qui n’en est pas à sa première mousson, se fait plus philosophe, espérant «absorber un nouvel environnement plutôt que d’y arriver démuni et de n’avoir d’autre choix que de [s]e laisser absorber par celui-ci». Mais, sans emprunter la même route, les deux frères nourrissent le même rêve: connaître. Ou, pour employer les mots de Frédérick: «Me faire violence pour mieux grandir.»

Dessiller les yeux du lecteur

Car le livre dessille les yeux du lecteur sur l’autre hémisphère du monde, qui sue à fabriquer le confort occidental made for Costco. Aucun didactisme dans la démarche, tout se déballe dans l’intimité truquée d’une correspondance destinée à être publiée, qui transgresse la neutralité journalistique par la confidence fraternelle. Ainsi la politique indienne de démonétisation du gouvernement Modi, soi-disant établie pour assainir le pays de sa corruption, est-elle perçue par Frédérick comme une nouvelle épreuve pour les plus pauvres; la cérémonie de fermeture de la frontière entre l’Inde et le Pakistan, mise en scène comme une partie sportive, est représentée par Jasmin dans toute son absurdité. Leurs mises en situation, souvent surprenantes, parviennent à saisir l’instant où tout bascule — et ce, simultanément, peu importe le continent:

Quand nous sommes montés dans l’autobus tôt le lendemain […], [écrit Frédérick,] Hillary Clinton était à quelques heures de devenir la première présidente des États-Unis et nous avions dans les poches l’équivalent d’un peu plus de 400 roupies en coupures toujours valides, en plus de nos8000 roupies en billets désuets. En arrivant à Panchgani six heures plus tard, Donald J. Trump avait prononcé son discours de victoire, nos réserves avaient diminué de 40 roupies, à cause d’un chaï bu à une halte routière, et l’avenir s’était soudainement transformé en un temps hautement angoissant.

Le monde n’est pas si loin

Les pérégrinations des frères Lavoie, entre Londres, Kaboul et le Qatar, Cuba, le Bangladesh et le Cachemire, ont le grand intérêt de nous révéler un Occident et un Orient beaucoup plus interreliés que le Québécois moyen ne se l’imagine depuis son tout-inclus-cinq-étoiles. Lutte contre la montée des eaux, intimidation de la presse, attentats omniprésents, inégalités sociales, fanatisme religieux — mais aussi, fascination pour un autre ordre du monde, moins consumériste, moins protégé, parfois plus significatif. Si le contraste est abyssal entre la tranquillité d’un café de Chicoutimi et un Starbuck de Bombay, les allers et retours des deux frères réunissent par leur humanité ces deux mondes étrangers. Réfléchissant à son éventuelle progéniture, Frédérick hésite entre s’installer en Inde, le pays de son amoureuse, ou revenir vivre au Québec. Le confort aseptisé ou une âme et des anticorps endurcis? Même si c’était une fille? Car si les inégalités sévissent aussi en Amérique, la plus populeuse des démocraties mondiales base encore son économie sur l’exploitation outrancière de castes miséreuses traitées en sous-êtres, qui mangent et dorment au sol comme des bêtes après avoir nettoyé des toilettes qu’elles n’ont pas le droit d’utiliser. (Quant aux femmes, n’en parlons pas: les crimes d’honneur pakistanais rapportés par Jasmin donnent le vertige par leur démence arbitraire.)

Il ne s’agit donc pas d’un livre de plage, mais certainement d’une plage à lire: toutes ces misères que nous nous refusons à voir (alors qu’elles résultent souvent de politiques étrangères occidentales), où les déserts mêlent l’aridité des territoires à ceux de l’ignorance. Car c’est en définitive ce qui se dégage le plus clairement de cette correspondance: de la même façon que certains pays baignent encore dans une sous-éducation qui les tient captifs de la barbarie et de l’exploitation, nous restons encore profondément aveugles à une partie essentielle du monde, qui nous concerne plus que nous ne le souhaiterions. Rien que pour cette plongée dans les points aveugles de l’Amérique, ce livre devrait être enseigné dans tous les collèges. ♦

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Frédérick Lavoie, Jasmin Lavoie
Montréal, Somme toute
2018, 192 p., 21.95 $