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Temps mort

Histoire vraie
Thématique·s

La journée se termine par le transport d’un corps à la morgue. Mon travail à l’hôpital m’oblige parfois à cette corvée. Ce n’en est pas une pour moi; j’aime cette tâche qui modifie ma routine de patients vivants ou qui le sont à moitié. Il s’agit d’un moment silencieux et solennel me rappelant que nous, qui gambadons encore, joyeusement ou non, un jour ne serons plus.

Je porte une veste par-dessus mon uniforme; c’est un élément indispensable quand on va à la morgue. Il fait très froid dans la glacière, un froid indes-criptible, cassant, qui s’imprègne jusque dans les os si on ne porte pas cette petite laine salvatrice. Et même si. Je suis sûre qu’au pôle Nord, le froid est plus supportable. Dans un igloo. Sur un iceberg. Couchée en petite cuillère contre un ours blanc.

J’arrive au service des soins palliatifs. La fameuse lampe imitation Tiffany posée sur le poste de garde est allumée; c’est elle qui annonce la mort. Je me demande ce qu’ils font s’il y a deux décès le même jour.Y a-t-il une autre lampe, cachée dans la réserve? La réceptionniste pointe l’ongle rouge de son index vers le couloir où m’attend le corps. La porte de la chambre est fermée. Je retiens ma respiration, me méfiant de l’odeur qui stagnera dans la pièce. La plupart du temps, il n’y a rien à signaler, rien à sentir. Mais, une fois, j’ai pensé m’évanouir; la puanteur imbibait l’espace et elle est restée imprégnée dans mes narines pendant des heures. Je n’ai pas cherché à savoir ce qui produisait cette odeur putride, j’ai surtout plaint les préposés qui avaient dû travailler autour du trépassé. Depuis ce temps, je fais preuve de prudence et pénètre dans l’enceinte d’un défunt comme si je faisais une longueur sous l’eau.

J’entre dans la chambre 5138. Je vis une sensation de flottement, entre le moment où je tire le rideau qui camoufle la civière et celui où je vois le corps dessiné sous le drap, bien tiré sur les ridelles pour en cacher la forme et les ondulations. Malgré tout, on devine toujours le gabarit et les contours du visage sous le tissu mou. Parfois les pieds dépassent de la civière et il m’arrive de les heurter accidentellement contre le mur de l’ascenseur et de m’excuser, bêtement. Le corps actuel est mince, ce pourrait être le mien.

Je ne suis pas un Uber vers l’au-delà; je fais, à ce moment précis, partie de l’histoire de la personne. Je ne veux pas qu’elle se termine sur une note vide, un simple corps sans identité. J’aime savoir qui s’en est allé. À défaut d’un visage, je peux au moins avoir un nom et un âge. Il s’agit de la dernière marche. Et pour cette personne, elle ne se fait même pas à pied. Une fois dans l’ascenseur, je regarde le nom sur l’étiquette attachée aux chevilles par la préposée. Cette personne à ma charge est née la même année que moi, également en juin, à dix jours de celui de ma naissance. Deux Gémeaux du même âge, réunies ensemble dans la même cabine, l’une debout, l’autre sur le dos. Une femme dont j’avais conservé un vif souvenir, après l’avoir amenée en radiothérapie quelques semaines auparavant, alors qu’il n’était pas encore question de mortalité. Nous avions ri et sympathisé, avides de communiquer, le temps de nous rendre au 3e sous-sol. Elle était jolie, avec sa tête rasée; je le lui avais dit et je m’étais même permis de passer la main sur son crâne. C’était doux, les petits cheveux et le geste, cette complicité. Je ne l’avais pas revue, jusqu’à ce jour.

Mes jambes faiblissent puis se raidissent aussitôt, lorsque s’arrête l’ascenseur au deuxième étage. La porte s’ouvre devant trois femmes d’âge moyen. Elles se figent, leur lunch à la main, et hésitent à entrer en apercevant ce qui s’y trouve, moi et l’autre. Principalement l’autre. Ce corps qui pourrait se mettre à bouger sous le drap, revenir à la vie. On a vu trop de trucs de zombies à la télévision depuis quelques années. J’en étais friande, jusqu’à ce que je commence à ressentir une certaine lassitude pendant la troisième saison de The Walking Dead, me désintéressant peu à peu de ces gens man-geables et de leur triste sort. Qu’ils se fassent donc tous bouffer, me disais-je, qu’on en finisse avec cette série interminable!

Je suis toujours étonnée par la réaction des gens devant cette civière, qui dévoile si peu, mais est pour eux bien plus impressionnante que celle où gît un patient vivant, intubé de partout, et dont on voit carrément la douleur sur le visage. La vision de ce corps impassible emballé dans un sac de plastique blanc, bien qu’il soit caché par un drap, leur cause un malaise inqualifiable. Elle les renvoie à leur propre mortalité; ils ne veulent pas de sa représentation,
qui plus est, pendant leur heure de lunch. Mais, trop tard, leur sandwich aura un goût de cendres.

Les femmes, d’un commun accord, me font signe qu’elles vont passer leur tour et attendre le prochain ascenseur, même si cela hypothèque leur temps de dîner. Je me retiens de leur faire une remarque: «Déni ou pas, vous allez y passer, vous savez bien, ha! ha!» Ou encore: «N’ayez pas peur; au contraire, réjouissez-vous pour cette personne, ses souffrances sont terminées! Pas les nôtres!» Mais je ne dis rien, évidemment, je garde mes remarques sarcastiques pour moi, car je comprends ce qu’elles ressentent, même si moi, j’éprouve exactement l’inverse. Je suis soulagée pour la femme Gémeaux et j’espère que sa dernière seconde aura été couronnée d’une lumière apaisante.

Au 1er sous-sol, devant la porte de la morgue, qui est située juste à côté de la salle d’autopsie, que je rêve de visiter un jour, je dois composer le code pour libérer la clé de son enclos. Je n’ai pas mes lunettes! Les chiffres sont tout petits, gravés dans un métal qui réfléchit la lumière des néons et rend les motifs encore plus difficiles à lire. Je rate mon coup, deux fois, trois, je désespère. C’est pourtant un code facile, mais je n’arrive pas à aligner les chiffres sur la bonne ligne. Je ne m’éloignerai plus jamais de mes lunettes. Si c’était une question de vie ou de mort que de lire des choses miniatures et que je ne les avais pas avec moi, je mourrais à coup sûr.

Enfin, le mécanisme se déclenche et je peux prendre la clé. Mais je constate qu’il s’agit d’une serrure nouvelle, à laquelle je n’ai jamais eu affaire! J’ai beau pousser sur la porte avant de tourner la clé, comme on le suggère sur une affichette, rien ne cède. La clé ne bouge même pas. Je suis seule, comme dans Seule au Monde, en compagnie d’un corps inerte, dans un passage désert, où il n’y a aucune circulation, devant une porte close qu’il me faut à tout prix ouvrir. Je donne un coup de pied dans la porte, ça n’arrange rien. Puis un bruit de pas résonne… Un journalier s’amène, un jeune Haïtien que j’ai déjà vu, le type guilleret, qui enchaîne des blagues auxquelles tout le monde s’esclaffe, sauf moi. Ce n’est pas sa faute, je suis un public difficile.

Je le hèle, pour lui signifier que j’ai besoin de son aide, absolument! Il ne se retourne même pas, il continue son chemin en faisant un signe de dénégation de la main. Il dit: «Ah là non, t’es vraiment pas tombée sur la bonne personne, désolé.» Je le supplie: «S’il te plaît, j’ai juste besoin d’un coup de main pour ouvrir la porte qui est bloquée. Pas plus.» (Entendre: «Tu n’auras pas à entrer dans le local glacial, ni à sentir cette odeur indéfinissable, ni à voir la dizaine de corps qui reposent sur les civières, ce spectacle étrange et troublant.») Il répond, tout en poursuivant sa marche vers l’autre bout du couloir: «Yo! Non, ma chérie. Je suis pas la personne qui peut t’aider pour ça. Je peux pas. Je peux juste pas.» Yo. Non. Il ne peut pas, j’ai compris; il est un de ces autres. Il m’aiderait peut-être si j’étais attaquée par une bande de zombies affamés, mais pas pour tourner une clé dans une serrure parce qu’un cadavre est juste à côté. Je n’en reviens pas. Qui aurait pensé qu’un jour, dans ma vie, je serais aux prises avec la dépouille d’une femme Gémeaux de mon âge dans un corridor d’hôpital isolé au 1er sous-sol, là où presque jamais personne ne passe? Sûrement pas moi. Je rage et je ris et je prie et j’attends. Une longue minute.

Le miracle se présente sous la forme d’un monsieur du service de mécanique qui aurait l’âge d’être mon père. Mon sauveur est armé d’un tas d’outils qui m’apparaissent très très intéressants, accrochés à sa ceinture. Leur local est tout près, il venait faire sa pause. «Ce n’est pas grave, je vais vous aider, ma p’tite dame.» Je salue le destin, cet homme d’âge mûr au visage bon qui n’a pas peur de la mort. Il peste pendant un moment, mais finit par ouvrir la porte et, bien que la froideur qui sort du réduit me transperce, j’accueille cette agression avec bonheur. Alors qu’il m’explique que le froid a dû altérer le mécanisme, j’ai juste envie de le couvrir de bisous. Puis, sans gêne, il fait un signe de croix, me sourit et continue sa route. Jérôme, jamais je ne t’oublierai.

La mort, depuis longtemps, m’interpelle, m’impres-sionne. J’aime en parler, lire sur le sujet, y penser. Est-ce dû à la mort de mon père quand j’avais six ans? Je n’en ai aucun souvenir, de ce départ, des funérailles, de tout le tralala inhérent. Ce trou noir, j’ai tenté d’y mettre de la lumière de toutes les façons possibles, sans y parvenir. C’est un espace vacant qui le restera. J’aime croire que, quand je serai morte, j’aurai enfin les réponses. Peut-être seront-elles condensées en une seule vision, un flash, une silhouette qui m’apparaîtra au bout d’un tunnel de lumière et il sera là, le grand Homme à la moustache que j’ai longuement regardé sur les photos en noir et blanc et qui me tenait dans ses bras, emmaillotée d’un lange immaculé.

J’écarte deux civières pour pouvoir insérer celle de la femme Gémeaux. J’enlève le drap blanc qui la recouvre et, après quelques frissons et un dernier regard sur l’étalage des corps saucissonnés dans leurs sacs de plastique, je referme la porte de la morgue en lui souhaitant un bon voyage. ♦

 

 


Suzanne Myre a publié six recueils de nouvelles. Lauréate du prix Adrienne-Choquette, du Prix de la nouvelle Radio-Canada et du prix de la bande à Moebius, elle s’est pourtant égarée de sa voie de nouvelliste heureuse le temps de deux romans: Dans sa bulle et B.E.C. Ils sont publiés au Marchand de feuilles. Elle donne des ateliers d’écriture ludique pour amener les gens à lâcher leur fou avec les mots qui les rendraient encore plus fous s’ils ne les lâchaient pas.

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