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Tableau vivant

Qualifiée à juste titre de «polar onirique» par l’éditeur, la plus récente pièce de Daniel Danis, Les orphelines de Mars, est un objet littéraire d’une étrangeté aussi fertile qu’inquiétante.

Théâtre

Qualifiée à juste titre de «polar onirique» par l’éditeur, la plus récente pièce de Daniel Danis, Les orphelines de Mars, est un objet littéraire d’une étrangeté aussi fertile qu’inquiétante.

Depuis le début des années 1990, Daniel Danis élabore sans relâche une œuvre extraordinairement riche, des pièces qui sont maintenant traduites en quinze langues et mises en scène partout dans le monde. L’auteur, né en Ontario et ayant grandi au Saguenay, nous a donné des tragédies polyphoniques à la fois contemporaines et ancestrales, comme Cendres de cailloux, Le chant du Dire-Dire et Le langue-à-langue des chiens de roche. Ses pièces pour enfants, comme Les nuages de Terre et Kiwi, abordent avec courage et poésie des thèmes cruels, comme la guerre et l’itinérance. On lui doit aussi une extraordinaire fresque initiatique et anthropologique intitulée e (un roman dit), et quelques textes destinés à des rituels performatifs, comme ceux réunis dans La trilogie des flous.

Auteur insaisissable, doté cependant d’une signature forte, d’un style reconnaissable, Danis ne cesse d’explorer, de se réinventer, pour ainsi dire de se métamorphoser. Avec un pied dans le passé et l’autre dans l’avenir, le dramaturge pose un regard unique, lucide et néanmoins tendre, sur les douloureuses absurdités de son époque. C’est bien dans ce registre singulier, à mi-chemin entre le primitif et le futuriste, l’humain et l’animal, l’art et la science, que s’inscrit la plus récente pièce de l’auteur, Les orphelines de Mars, publiée chez L’Arche.

Tisser sa toile

Cette pièce, qui a porté les titres temporaires de Yukie et Séjour, Danis y a travaillé à compter de 2010, au Québec comme en France. Dire que l’œuvre est foisonnante tient de l’euphémisme. Avec sa vingtaine de personnages, son récit parcouru de mises en abyme et son symbolisme consommé, la pièce ne s’adresse certainement pas aux adeptes du réalisme.

L’action se déroule à Québec, de nos jours. Lucia Perreault, artiste tisserande, travaille à la réalisation d’une tapisserie d’inspiration médiévale, une œuvre vivante, littéralement, c’est-à-dire habitée par une foule de créatures humaines et animales qui vont finir par entraîner l’héroïne dans leur angoissante réalité:

Depuis que j’ai commencé cette œuvre, il y a deux ans, mon état... je veux dire, l’œuvre... les fibres lumineuses s’activent parfois en pleine nuit, je me lève, ça m’intrigue, ça m’hypnotise, et en même temps, j’ai peur... je perds mes repères, je suis là par exemple, devant ma haute lice, concentrée à ma tâche et d’un coup, des fils de ma tapisserie me saisissent les poignets et me disent: Viens, traverse. Une force me soulève, je bascule et pivote, erre dans l’espace, je vois tout, comme dans le réel, je suis ici à croiser les fils, mais mon autre corps s’envole, je pars, je suis au-dessus de la ville comme une marionnette légère, parfois j’aboutis dans une forêt, parfois on me poursuit avec des ciseaux de nuit et là, je tombe et je reviens à mon corps en sursautant. J’ai le cœur qui débat.

De l’autre côté du miroir, comme une certaine Alice avant elle, Lucia va rencontrer une galerie de personnages. Certains sont presque probables, comme Taumako, son agent, et Isabelle, sa psychiatre, alors que d’autres sont joyeusement invraissemblables, comme Loutch, l’éboueur-poète, et Rommy, la guérisseuse ivoirienne.

Sans parler des nombreux animaux parlants qui passent par là: chien, corbeau, cheval, araignée et musaraigne. Au terme de son aventure, riche en rebondissements, de plus en plus cauchemardesque et science-fictionnelle, Lucia aura compris bien des choses sur son terrible destin et sur celui des orphelines de Mars, ces jeunes femmes qui, après avoir été soumises à d’étranges expériences scientifiques, ont développé de graves troubles de la personnalité.

Passer la parole

Dans cette grande catharsis, fantasme psychanalytique de haut vol, récit alambiqué que certains diront sans queue ni tête, le lecteur ne comprendra sûrement pas tout. Si on accepte que plusieurs questions demeurent sans réponses, c’est que l’essentiel n’est pas là. Ce qui importe ici, bien plus que les phénomènes neurologiques ou paranormaux, c’est l’écriture souveraine de Danis, sa manière de varier les narrateurs et de croiser les registres, de faire du théâtre comme d’autres font du roman, ou même du cinéma. Ce créneau, baroque, surréaliste, pour ne pas dire fantastique, empruntant allègrement au mythe et au conte, l’auteur est pour ainsi dire seul à l’occuper en ce moment dans le théâtre québécois; ce qui donne à sa parole, captivante, un caractère précieux.♦

Auteur·e·s
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Daniel Danis
Paris, L'Arche
2017, 144 p., 25.95 $