Aller au contenu principal

Ta fatigue est un chant marin

Ta fatigue est un chant marin
Hommage à Benoît Jutras
Exercice d'admiration
Hommage à Benoît Jutras

Benoît Jutras crée des images qui s’entrechoquent comme des bouts de métal. Elles sont salvatrices; ses douleurs nous bercent, ses blessures nous estropient un tout petit peu à notre tour.

Je l’ai rencontré par hasard, sur les conseils d’un ami. Je suis allé en librairie, où j’ai d’abord acheté un exemplaire de Nous serons sans voix (2002).

Déjà, en page 11, une première salve en pleine face:

De gratitude ou de désespoir, quand tu sacres, c’est le mot calvaire qui monte et se brise contre tes dents.

Je tenais clairement quelque chose. Remarquez, mon ami m’avait prévenu que ça serait historique comme rencontre, comme collision. À peine quelques pages plus loin:

Avec ton mascara sur moi, ton rouge à lèvres je deviens une ligne blanche le long des plaines.

J’étais troublé, énervé, je savais que je venais de découvrir une œuvre bouleversante, totalement unique, un poète qui me ferait naître et mourir plusieurs fois par page.

Je comprenais trop bien sa noirceur, je connaissais ses plaies pour en avoir de semblables. J’ai dû arrêter plusieurs fois ma lecture. Dieu sait que ce n’était pas par manque de temps ou d’intérêt. C’était tout simplement un mécanisme de défense, une question de survie, un peu comme on attend toujours un moment avant de se lever après s’être tordu une cheville, j’avais besoin d’une pause.

À la librairie, je me suis commandé tous ses recueils d’un seul coup, et les ai lus dans le désordre le plus total: Verchiel (2011), Outrenuit (2014), L’année de la mule (2007), L’étang noir (2005). Puis, j’ai parcouru l’ensemble de son œuvre.

L’étang noir m’a particulière marqué, je ne saurais dire pourquoi cet ouvrage plus qu’un autre, je le lisais à petites doses, comme du rhum cubain ou du café trop chaud pour moi, j’en avalais des extraits de temps à autre en période de famine, de page blanche, d’absence de grâce.

Ce passage entre autres m’a forcé à réexaminer l’authenticité de mes émotions, dans ma vie comme par écrit:

Que voulez-vous que je vous dise, que les épouvantails vous entendent encore affûter votre hache contre la baignoire […]

Jutras m’a appris quelque chose de précieux. Il m’a appris que les images appartiennent bien sûr à leurs créateurs, mais aussi un peu à tout le monde. Il m’a enseigné que je pouvais prendre les sentiments d’un autre et me les attribuer, en calquer les contours de façon précise comme un croquis tracé sur une feuille de papier collée contre une fenêtre en plein jour, en faire une représentation plus ou moins exacte de ma main mal assurée, mais qui serait mienne.

J’ai découvert avec Jutras que la poésie, du moins la sienne, parlait à l’ensemble des gens qui la lisent, que les émotions convoyées sont inclusives, tout à fait transférables d’un être à un autre.
La poésie de Jutras m’a aidé à plusieurs niveaux, me fournissant des torrents d’émotions crues, nettes, déchirantes, dans des moments où j’avais besoin d’un défibrillateur pour continuer à vivre, à ressentir encore.

Quelqu’un m’a déjà dit un jour à propos de la poésie que les meilleurs textes, les suites les plus efficaces transforment le «je», infiniment personnel au départ, en un glorieux «nous» collectif.

Selon moi, Benoît Jutras arrive à fracasser les barrières de ce qui est spécifique d’une seule personne — ici, lui-même — pour en faire une bannière sous laquelle tous peuvent se rallier:

je suis impur et froid

comme un métier d’enfant.

(Tiré de Outrenuit)

Déjà, je me situe bien au centre de ce passage, je ressens les mots encore comme des coups de marteau sur mon ossature. Ça blesse, mais ça ira.

«Impur et froid.» Déjà, tout est dit.

Rien à ajouter.

Ta fatigue est un chant marin

(Tiré de L’année de la mule)

Si vous saviez à quel point c’est véridique, à quel point chacune de mes fatigues depuis l’enfance est un chant marin, oui, ou encore une chanson à boire.

Toutes les fatigues du monde s’assemblent et forment un chœur chantant la solitude, le sel dans les blessures, le soleil qui tape dur et la faim dans les tripes. Ma fatigue, nos fatigues sont mille chants de marin.

Je ne savais pas avant de lire ces lignes que c’était effectivement le cas, et c’est là l’une des beautés de l’écriture de Jutras: elle est à la fois information presque factuelle et pure merveille nue.

Elle nous éclaire sur ce que nous sommes, ce que nous avons probablement toujours été d’ailleurs, sans même le savoir. Elle nous prédit le temps qu’il fera demain en nous, ou alors elle consigne ce qui était pour nous une vérité absolue la semaine dernière à pareille heure.

Chaque fois que j’en ai eu besoin depuis ma toute première lecture, ces mots ont été là pour moi, avec leur façon de faire battre mon sang jusque dans les paumes de mes mains. En période de famine, les mots se laissaient manger tout crus, par jours sans pluie, ils se laissaient boire comme de l’eau.

Chaque jour quelque chose m’atteint

(Tiré de Verchiel)

Chaque jour, je suis happé par quelque chose de nouveau, d’inédit: une taie d’oreiller remplie de poignées de porte en laiton au coin d’une rue, un poème, une image joliment arrangée entre les pages d’un livre.

Lorsque je suis tombé sur ce bout de phrase au beau milieu de Verchiel, je l’ai adopté comme l’enfant d’un autre, comme un chien galeux trouvé au vieux cimetière. J’ai surfé sur ces mots durant des jours, si simples en apparence. Non, j’ai roulé dessus pendant des semaines entières, les pliant et les dépliant dans tous les sens pour les adapter à tous les aspects de ma vie.

La poésie de Jutras a ceci d’exceptionnel: elle est comme une feuille de papier que l’on plie pour faire un avion, que l’on chiffonne pour faire un boulet de canon ou dont on fait un cygne ou encore une girafe. Chacun l’adapte pour en faire ce qu’il souhaite.

Quand tu dors, il y a des nuages miniatures au-dessus de ton corps, des incendies, des oiseaux du paradis

(Tiré de Nous serons sans voix)

Ça y est, c’est la quintessence de ce que peut accomplir Benoît Jutras, nous donner envie d’écrire deux cents romans, dix mille mauvais poèmes, toujours sur les mêmes variations: mauvais comme du whisky à dix-sept piasses, comme un film de Bruce Willis. Normal, il a déjà tout dit dans une phrase comme celle-ci. Elle contient en elle-même tout un microcosme, un système complexe, elle contient des univers entiers dont on ne soupçonnait même pas l’existence avant de se prendre les pieds dedans, avant de se questionner sans cesse sur les ramifications de ce genre d’amalgame de mots, sur son effet en nous.

Jutras est le poète de sentiments immenses comme la Manic, d’émotions vives, indomptées. Il est le poète des boyaux qui saignent du sang noir, celui des coups de poing américains en pleine tempe. Le poète des cœurs tordus, des âmes grises, des mitaines trouées par — 30°C, de l’eau-de-vie sirupeuse qui frappe en pleine poitrine, des éclats de shrapnel qui se glissent sous la peau, et qui y dorment un temps. ♦

 


Charles Quimper vit à Québec depuis toujours. Il est l’auteur du roman Marée montante (Alto, 2017) et du recueil de poésie Tout explose (Le lézard amoureux, 2018).

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF