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A-t-on besoin d'un autre macaroni?

Éditorial
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En novembre 2013, quand Ricardo a remporté le Prix du grand public du Salon du livre/La Presse catégorie Vie pratique/Essai, le milieu littéraire est monté aux barricades et s’est demandé, les yeux et les mains au ciel, ce qui avait bien pu tomber sur la tête des pauvres badauds circulant dans les allées de la Place Bonaventure cette année-là. Catherine Lalonde, dans Le Devoir, expliquait que la remise de ces deux prix avait «fait grincer certaines dents», notamment car ce «vox populi, qui veut entre autres “encourager la lecture”» avait couronné, en plus de La mijoteuse: de la lasagne à la crème brûlée, Ce qui se passe au Mexique reste au Mexique d’Amélie Dubois dans la catégorie Littérature, un roman très populaire, selon l’expression consacrée.

Le milieu littéraire a la mémoire courte, il faut croire. L’année précédente, Josée di Stasio remportait les mêmes honneurs que Ricardo avec le troisième opus de sa série de livres de recettes. En littérature, Jocelyne Saucier repartait avec le prix pour son très beau Il pleuvait des oiseaux (XYZ, 2011).

«Est-ce qu’on a besoin d’un autre macaroni? Je ne crois pas, mais les gens continuent de s’intéresser aux saveurs nouvelles et aux produits du terroir. Il reste encore beaucoup de richesses à découvrir et à exploiter», avait répondu Josée di Stasio à La Presse qui lui demandait alors de réfléchir sur la sortie d’un énième ouvrage de cuisine.

Un chiffre, un seul: 97%. C’est le pourcentage qu’occupent les livres de cuisine dans l’intérêt médiatique porté à l’industrie du livre. J’ai cru à une erreur quand Jean-François Dumas d’Influence Communication m’a dévoilé cette proportion. J’ai dû aller lire le rapport annuel et constater le nombre imprimé sur la page pour l’accepter. Avec 97% pour la cuisine, on imagine l’espace qu’il reste (3% donc) pour le roman, l’essai, la bande dessinée et… la poésie.

«Nous lisons de moins en moins, écrit Jean-François Poupart dans Lire la poésie (Poètes de brousse, 2018). Les statistiques sont dramatiques et nous accablent. Et quel espace laisse-t-on à la poésie dans ce monde de “non-lecture”? Pas trop loin du néant, diraient les plus optimistes délateurs du genre.»

Jean-François Poupart m’a enseigné la littérature et la poésie au cégep. La passion qui l’animait alors et celle qui l’anime toujours nous poussait, apathiques mais parfois curieux étudiants, à nous élever. Il nous exhortait à lire la poésie à voix haute pour ressentir la sonorité des vers. «Pour la grande majorité des gens, les quelques poèmes présentés à l’école seront les seuls de toute leur vie», poursuit Poupart. C’est d’une tristesse. Aussi triste qu’un sandwich à la crème glacée échappé entre deux sièges d’auto.

Edito

Hector Ruiz, autre poète et professeur au collégial, s’interroge dans notre dossier sur l’enseignement de ce genre littéraire. «Lire de la poésie permet à l’étudiant et me permet aussi de supporter l’incertitude», écrit-il. J’aime beaucoup cette image de la poésie comme moyen de tolérer le doute dans un monde pragmatique obsédé par le rendement. Pour supporter l’aliénation du monde et la quantité de livres de cuisine et de recettes publiée et vendue annuellement. Même Louis Morissette tentera l’aventure d’une maison d’édition — mais point de poésie, de la bouffe et une bio de vedette ont été annoncées — en plus de ses six magazines, dont Véro et depuis tout récemment di Stasio comme en Italie; comme quoi même Josée est tombée dans le piège du macaroni (une vaste section dédiée aux pâtes est évidemment comprise dans ce premier numéro).

Un autre grand honneur décerné au Salon du livre de Montréal, le Grand prix du livre de Montréal revenait en 2017 à un poète, un immense poète et professeur (il a littéralement formé à l’UQAM toute une génération d’écrivain·es), René Lapierre, pour son recueil Les adieux (également lauréat du Prix des libraires «Poésie» en 2018). Pourquoi la remise de ce prix à Lapierre — qui concourait parmi une sélection de romans, d’essais et de nouvelles — est-elle si significative à nos yeux? Pas seulement parce que l’ouvrage de Lapierre est admirable, mais parce que la poésie est essentielle et pourtant presque invisible; chaque fois qu’elle fait une percée, c’est l’incertitude de nos existences qui recule d’un pas.

Avec Sébastien Dulude qui a codirigé ce dossier, nous avons voulu prendre le pouls de la poésie actuelle, parmi les poètes, mais aussi auprès de leurs éditeurs — et leur immense travail, leur acharnement à façonner les mots et le monde. Les textes que nous présentons permettront de constater, nous l’espérons, combien riches sont les perspectives concernant la pertinence et la nécessité de la poésie québécoise actuelle.

En terminant, j’aimerais remercier Éric Dupont et Michel Lord pour leurs précieuses années de collaboration à Lettres québécoises et souhaiter la bienvenue à Virginie Fournier, à Laurence Pelletier, à Claire Legendre et à Samuel Mercier dans nos pages. ♦

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