Aller au contenu principal

Sur les traces d'une veuve aux sabots d'or

Sur les traces d'une veuve aux sabots d'or

Je lisais Annemarie Schwarzenbach quand Mère d’invention de Clara Dupuis-Morency est arrivé à ma porte. Entre la vie extraordinaire de la première et la voix admirable de la seconde, un passage vers l’exception a eu lieu.

Thématique·s
Récit

Je lisais Annemarie Schwarzenbach quand Mère d’invention de Clara Dupuis-Morency est arrivé à ma porte. Entre la vie extraordinaire de la première et la voix admirable de la seconde, un passage vers l’exception a eu lieu.

Thématique·s

Malgré leurs querelles habituelles, certains universitaires s’entendent pour dire que le réel pose un problème parce que pour apparaître, il lui faut un regard, et que ce regard impose un choix. Pour l’étudiante en littérature qui s’anime, au fil de son parcours, de la diversité des approches — ou de son amère illusion —, le doctorat n’est pas, comme elle en avait rêvé, le lieu de tous les possibles. On lui dit, poliment, de choisir son camp. D’être prudente. À mesure que son regard se précise, elle apprend à masquer ses obsessions, à ne pas capituler sous la pression des notes de bas de pages et celle, plus médiocre, des pairs. On lui refuse ses textes en l’invitant tout de même à privilégier les points plutôt que les virgules, parce qu’à l’université, comme ailleurs, c’est la misogynie qui règne et ne supporte pas la voix qui «a tendance à réfléchir pendant qu’elle parle». L’étudiante s’accoutume ainsi à la bienveillance blasée des autres, qui lui répètent de ne pas s’en faire. Que ce n’est qu’une thèse, pas l’œuvre d’une vie. Or, ce qui échappe à cette hantise du début et de la fin, par laquelle l’écriture se superpose au quotidien, c’est l’incongruité du passage entre la thèse et la vie qui, lentement, se voit dédoublée, bouleversée. Un mouvement au cœur duquel ondule la voix imposante de Clara Dupuis-Morency.

Peut-être faudrait-il, si on voulait être rigoureux, lire ceci avec la thèse en parallèle. Les deux textes, côte à côte, et alors on comprendrait […] on aurait un peu de sympathie pour mon besoin de douceur, on comprendrait qu’ici je respire — et en même temps, si je ne suis pas dans la chair, ici aussi, c’est que j’aurai tout raté.

Avec ce premier livre, Clara Dupuis-Morency ne rate rien. Par le ton brillant du pamphlet, l’immense justesse des images et une fluidité digne des romans les plus lucides, je ne saurais dire si l’exploit est une question de chair ou de liquide amniotique, ou encore de bave ou de venin, parce qu’il n’y a rien qui m’agace plus que ces définitions de sujet ou de genre, qui collent aux femmes — étouffant une écriture qui a soif de «se faire soi-même le passage de quelque chose de plus grand».

Du côté des grandes

En s’emparant de ce qui l’effraie, l’autrice nous tient sur la ligne de ce qu’il y a d’impartageable, mais de riche, dans la peur de «vivre les fins»: celle-là même qui se mêle à l’envie de rester dans l’impatience, «le revers, la sœur jumelle, siamoise même, de cette peur que les choses finissent». L’écriture qui se partage ici, à deux têtes, avec celle qu’elle appelle «l’autre Catherine», est l’œuvre d’une langue en exercice. C’est-à-dire qui «prend le risque des arrêts, de la pensée en direct».
Une langue dont on ne sait si elle est de serpent ou d’amour, car elle fait «passer la limite du sens du monde, passer le domaine des choses qui se peuvent dire, de ce qui se tient, la cohérence, dans le discours».

Quand Dupuis-Morency lace ses DrMartens couleur or à même ses phrases, se proclame «veuve guerrière centaure» en s’autorisant «toutes sortes de petits luxes», je ne vois qu’une chose: qu’entre les lignes d’une pensée délicieusement snob, qui avoue ses irritations en les assumant avec intelligence et sans faux-fuyants, elle passe d’emblée du côté des grandes.

Intime, forcément intime

Mère d’invention est écrit de l’intérieur, comme on dirait d’un virus qu’il œuvre en catimini. L’intimité déjoue celle qu’annoncent le titre et l’incipit. Il s’agit d’une intimité qui s’offre à l’autel de la nécessité et des affinités électives, allant de Proust à Angot. Donc, oui, il y a Berlin, les recherches à la Staatsbibliothek, «l’avortement fasciste», toute une pensée du couple, de la gémellité, de la paroi, de la mère, de la sœur, du «mystère» aussi de ce qui prend forme. Mais il y a plus. Et s’il est difficile d’écrire à partir d’un texte qu’on aurait voulu écrire, il faut avoir l’impudeur de le dire, d’avouer au sein d’un milieu d’envieux qu’il y a, autour de soi, des voix qui ont le courage «d’aller au plus difficile», de croire à l’idée que l’écriture, «c’est comme au yoga, il faut amplifier le geste».

J’aimerais avoir plus de recul sur le doctorat pour inventer, avec la hardiesse de Clara Dupuis-Morency, le sens d’une telle immersion, d’une telle solitude quand, pendant quatre, cinq, six ans, tout va de pair avec la thèse. Manier cette écriture qui «déboulonne» et que j’admire parce qu’elle rallie les unes et les autres à l’ombre d’une solidarité inventée. On dit des textes d’Annemarie Schwarzenbach qu’ils sont écrits en fonction d’un lecteur un peu fou, idéal. Quelqu’un qui n’a pas peur de chercher, de rassembler les morceaux, quitte à passer «de l’autre côté». Ici, la lectrice idéale, c’est Clara Dupuis-Morency. Une lectrice qui, je le souhaite, n’a pas fini d’écrire. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Clara Dupuis-Morency
Montréal, Tryptique
2018, 218 p., 23.95 $