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Sur les traces d'un géant

Il aurait vécu de 1925 à 2015. Sa vie est constituée de quelques souvenirs, sur lesquels tous·tes s’entendent, et de mystères, beaucoup de mystères. «Ce qu’on ne peut pas savoir il faudra l’inventer le rêver pour atteindre le noyau de vérité».

Roman

Il aurait vécu de 1925 à 2015. Sa vie est constituée de quelques souvenirs, sur lesquels tous·tes s’entendent, et de mystères, beaucoup de mystères. «Ce qu’on ne peut pas savoir il faudra l’inventer le rêver pour atteindre le noyau de vérité».

Après avoir suivi un mauvais sentier au cimetière Mont-Royal, la narratrice et sa mère débouchent devant la tombe d’un homme qu’elles ont jadis connu à Val-d’Or, un homme sans âge dont l’identité véritable est empreinte de légendes (à moins que la narratrice n’ait pas été sur place au moment de la découverte de la stèle: elle doute de ses capacités mémorielles). Pendant des années, on pouvait toujours trouver Barabbas sur un banc – son banc – de la 3e Avenue, la principale artère commerciale de Val-d’Or:

Il y avait une sorte d’aura qui émanait du banc, de Barabbas surtout; l’ordre public se refaisait autour de lui les gémissements les plaintes s’atténuaient on ne peut pas dire exactement ce que c’était: la violence du monde le malheur l’injustice le désespoir aboutissant là se déposaient un peu s’oubliaient peut-être.

De la rencontre fortuite surgit une obsession, celle de retracer la vie de cet homme que l’on a dit tantôt cri, algonquin, métis, juif; tantôt espion, prophète, immortel. L’enquête, qui semblait née d’une inclination naturelle ou de la curiosité de la narratrice, lui est confiée par d’autres personnes, dont Yvette, une comédienne qui a abandonné mari et enfants, en Abitibi, pour poursuivre la carrière dont elle rêvait à Montréal: «je voyais très bien son jeu qui consistait à continuer de me séduire par un art narratif et surtout un thème auquel je ne pouvais rester insensible; elle levait un à un les voiles qui avaient enveloppé de mystère le personnage de Barabbas et retardait l’aveu final entrecoupant son monologue de silences calculés». Yvette raconte ses souvenirs auprès de Barabbas à la narratrice parce que cette dernière est écrivaine et, à l’instar de l’autrice, fort versée dans les textes religieux chrétiens et juifs.

Dans l’exercice périlleux qu’est celui de tracer les contours d’une existence qui a laissé peu d’artefacts tangibles à consulter, mais des moments précieux à la pelle, il y a des rencontres, des confidences, des contradictions. Les gens se remémorent la force physique de l’homme, son talent hors du commun pour les langues, une accusation de vol de vélo qui s’est avérée infondée. Pourtant, les trous à combler dans la vie qui a été la sienne sont immenses: «[L]a mémoire n’est jamais d’un grand secours lorsqu’il s’agit de reconstituer une histoire vraie; seule l’imagination peut redonner à Barabbas sa consistance charnelle et sa réalité.»

L’Abitibi comme décor

Les mines, la forêt, le pensionnat, la base militaire, la présence algonquienne, les vagues d’immigration: Le danseur de La Macaza embrasse l’histoire de l’Abitibi au vingtième siècle, «cette région qui a accueilli des fils et des filles de tous les peuples de la terre dans ce coin de pays où on entendait et entend peut-être encore toutes les langues il n’y a rien d’impossible». Sous la plume d’Anne Élaine Cliche, la région devient le lieu de légendes et d’une certaine magie. Le récit bifurque aussi par les Laurentides, dans la ville qui donne son nom au roman, où une colonie juive s’installe «dès la fin du dix-neuvième siècle».

Peu de ponctuation, mais beaucoup de souffle

Si la prémisse du livre demeure plutôt simple, tout le reste est ambitieux, complexe, foisonnant. Les phrases-fleuves sont légion, exigent du souffle, mais réussissent avec brio à recréer l’effet d’un long monologue, dans lequel s’entremêlent les propos de la narratrice et ceux de ses interlocuteur·rices. Les signes de ponctuation sont souvent minimaux; les répétitions, abondantes; les détails et digressions, nombreux: «J’y viens j’y viens mais les détours sont essentiels sinon tu ne comprendras rien!»

Les premières parties du livre, intitulées «Qui es-tu?» et «Où es-tu?», sont à la fois hypnotiques et éreintantes. Cette structure savamment déployée fait place à d’autres genres: un chapitre aux voix multiples, une courte pièce de théâtre et un «chant», une forme brève inspirée de la tradition religieuse. Les récits imprégnés de l’Ancien Testament – certains croient que Barabbas est un prophète – se mêlent à l’histoire dans un ensemble aussi hétéroclite que réussi. Chaque exploration se révèle un angle d’attaque différent pour appréhender l’énigmatique protagoniste.

Et le roman, à l’instar de son personnage principal, distille fascination et envoûtement.

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Anne Élaine Cliche
Montréal, Le Quartanier
2021, 256 p., 26.95 $