Aller au contenu principal

Sur la rue Fierté

L'espace franco-canadien

Sur la rue Fierté, il y a peu ou pas d’hommes.

Mais il y a nous, vieux petits garçons, tendres fous, mal-aimés mal aimant, drogués jojos, drag-queens maternelles, obèses aux petits soins, tristes bellâtres, hommes fatals partout à la fois, intellectuels désespérés et sex-symbols quinquagénaires fatigués. Il y a aussi nos sourires fugaces, nos cheveux fraîchement coupés, peroxydés et bien placés. Sans parler de nos minauderies, de nos coups de hanches et de nos serrements de fesses extatiques. Bien sûr, il y a notre corps éternellement jeune, palpable et capable; notre peau douce à vendre, à donner et surtout à photographier, oui… Nos centaines de photos de nus à échanger sur les applis de rencontres, où les occasions de romance s’accumulent au même rythme que nous désapprenons à les saisir.

Ici, nous sortons tous les soirs au club Bonbons, là où les gigabits sont tangibles, où le Bon Dieu se donne sans confession, où les gros bourdons butinent des pissenlits et de la mauvaise herbe, où les rythmes sont technos et les cochons sont saouls.

Parce qu’au-delà de nos larmes et de nos yeux qui brillent de toutes les craintes du monde, nous sommes démangés par cette envie de faire partie de quelque chose de plus grand que nous.

Parce que nous existons dans la nécessité d’être aimés et aimables, et surtout, d’être baisés et baisables, now, tout de suite, sur-le-champ, sur le plancher de danse par l’homme de notre vie, du mois, de la semaine ou du soir.

Parce qu’il nous faut défier la solitude et fuir ces soirées passées à rayer du dictionnaire le mot «amour» et ses synonymes.

Sur la rue Fierté, il y a du cœur en bas du ventre, des épaules qui ne se creusent pas, des bras parfaits, gonflés, basanés, qui ne savent pas enserrer, et des torses invitants et reluisants sur lesquels aucune tête ne se dépose pour pleurer. Et il y a tant à envier, à perdre, à supprimer de la mémoire, à maudire de convoiter et d’avoir trop connu.

Ici, tout est accessoire, facultatif, volontaire, libre, arbitraire et surtout ouvert, comme une carcasse désossée. Les princes sont rares et les princesses abondent, charmantes et bitch.

Ici, l’air est dense, lourd, humide. Le temps est plus jeune que pluvieux et l’amitié, plus sexuelle que fraternelle.

Et nous carburons à de minuscules passions et à de tendres petits cancers auprès de chiens envieux de la pitance des autres bêtes, dont le bonheur est stéroïdé sur Facebook.

Ici, la sexualité incendiaire est triomphante et l’amour éteint, dans la gorge. Nous nous rejetons encore et encore au cœur de la ville; cette terre promise. Vie d’adulte. Vide d’adulte.

Ici, nous sortons dans des clubs pour vivre et oublier nos douleurs préférées. Nous nous plaçons entre des corps fusillés, criblés de part et d’autre par les lasers. Parce que, parfois, le réconfort, c’est un projecteur au-dessus d’une piste de danse qui sait réunir deux paumés phosphorescents tissant des ficelles de regards pour rester debout.

Ici, nous avons des amants du jour, des amants à la page, des amants en couple ouvert ou crevé, des amants capables, des amants à la chair fatiguée d’avoir été trop offerte, des amants quand même heureux sur une échelle d’un à triste. Nous sommes Petits Poucets d’amants faisant de l’autostop, laissant nos battements sur le bord de la route et balançant par-dessus les garde-fous les rêves auxquels nous carburions. En quête de Dieu, dans le plus creux des fossés, nous finissons par monter à bord de vieilles minounes conduites par d’affreux Minotaures, qui nous offrent une idylle de carton rose aussi renversante qu’une reprise d’un épisode de Rupaul’s Drag Race.

Ici, les cœurs restent avec les glaçons au fond des verres, la faim nous hante et il y a longtemps que nous avons dévoré tous les fruits défendus.

Ici, nous nous éteignons dans les yeux des autres à la même vitesse que les soleils se couchent.

Sur la rue Fierté, nous rejetons ce qui ne sait illuminer par l’éclat. De tant de magnificence et de splendeur, de muscles et de minceur nous avons besoin… Pour oublier que nous avons si longtemps été empêtrés dans la toile de la laideur, que le rose, les poupées, les robes, le rouge à lèvres, la corde à danser et la marelle nous ont été si longuement interdits. Nous croquons à pleines dents dans les arcs-en-ciel en nous étouffant dans leurs couleurs. Nous ne nous lassons point de faire et de refaire la file au coat check, au bar et aux toilettes, pour mieux continuer de nous abreuver à la Queer fontaine, entre les bœufs et les ânes grisés… Nous attrapons au passage tous ceux qui, comme nous, connaissent l’éventail des tempêtes, les extrémités des orages et celles de l’arc-en-ciel. Nous nous consolons en nous répétant, mains contre le crâne, que le rose sera éternellement rose dans les défilés de la Pride…

Comme de l’asphalte noir sous la pluie.

Et cent fois sur le métier, nous remettons notre sexe avec ces autres vieux petits garçons…

Dont nous sommes indissociables et sans lesquels nous ne sommes rien.

 


David Ménard est originaire de Green Valley (Ontario). Il a publié un roman et quatre recueils de poésie, dont Neuvaines (L’Interligne, 2015), pour lequel il a remporté le Prix de poésie Trillium et le Prix des écrivains francophones d’Amérique. Ce recueil a aussi été adapté à la scène par le Théâtre du Trillium.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF