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Souffrir confortablement

Malgré son titre enveloppant et doux, Faire les sucres, de Fanny Britt, secoue beaucoup plus qu’il n’apaise.

Roman

Malgré son titre enveloppant et doux, Faire les sucres, de Fanny Britt, secoue beaucoup plus qu’il n’apaise.

L’œuvre de Fanny Britt, tant les pièces de théâtre que les essais sur la maternité – Les tranchées (2013) et Les retranchées (2019), tous deux parus à Atelier 10 –, est un constant jeu d’équilibre entre l’inconfort, les zones d’ombre et une certaine forme de consolation.

Lors d’une carte blanche au Théâtre d’Aujourd’hui le 6décembre 2019, l’autrice a réuni des actrices qui ont lu des textes forts et engagés de Marjolaine Beauchamp, Martine Delvaux, Virginia Woolf et bien d’autres. Pendant que ses comparses livraient les mots aussi durs que beaux qu’elle avait soigneusement choisis, Britt préparait des caramels salés sur scène. La démarche s’inscrivait tout à fait dans le sillage de son œuvre: brasser des idées, puis apaiser du mieux qu’elle le peut.

La vie agréable

Avec son deuxième roman, l’autrice expose davantage les choses qui font mal et recherche moins le réconfort. L’héroïne et narratrice des Maisons (Le Cheval d’août, 2015), Tessa, était foncièrement attachante. Son discours intérieur était irrésistible de vérité.

Et le point culminant de l’œuvre avait quelque chose d’apaisant. Dans Faire les sucres, un narrateur omniscient donne à voir l’existence de gens immensément privilégiés: Adam, un «chef-vedette-d’émission-de-cuisine», et sa blonde, Marion, dentiste comme son père, vivent dans une grande demeure, en plein cœur de la banlieue cossue d’Hudson.

Leur vie agréable bascule un été. Adam veut essayer le surf pendant des vacances à Martha’s Vineyard. Son inexpérience cause un bête accident, et sa planche percute une jeune femme de l’endroit, Celia. Celle-ci en ressort avec une grave blessure au genou et une tonne d’amertume.

Par la suite, Adam est plongé dans ce qui ressemble à un épisode dépressif, qu’il refuse de soigner. Au fil des semaines, Marion, par ailleurs si empathique, se désintéresse de son amoureux («Devant quelqu’un qui refuse de s’aider, la compassion finit par s’user») et décide d’explorer des désirs longtemps enfouis.

Dans leurs douleurs et leurs angoisses comme dans leurs rares joies, les protagonistes sonnent vrai sans nous attendrir. La distance qui s’immisce au sein du couple est aussi banale qu’immense: «Un mur venait de s’élever entre eux, et il savait sans pouvoir se l’expliquer qu’il la punirait pour ce qu’elle venait de dire.»Ailleurs, on peut lire: «Et Marion avait eu un haussement d’épaules empreint de lassitude d’une telle douceur qu’Adam s’était brisé de l’intérieur, et il s’était tu.»

De la souffrance

Faire les sucres montre sous plusieurs angles des gens qui cherchent à être aimés, mais n’y parviennent pas. Ils courent après un urgent besoin de réconfort qui ne vient pas. Une notion «coup de poing», introduite par le personnage d’Adam, résume magistralement la trame du livre: celle de «souffrir confortablement». Parce que c’est beaucoup ça dont il est question, ce satané confort qui guide sans doute trop nos décisions et s’élève, comme un écran de fumée, entre nos véritables besoins et nous. Ce concept fort, au cœur de nos privilèges, est souvent mis en relief dans le texte.

La souffrance confortable des personnages semble à la fois réelle et haïssable. Elle est comme une claque au visage de celles et ceux dont les luttes sont concrètes, comme les membres de la famille de Celia, sur leur petite île du Massachusetts, qui peinent à vivre de leur entreprise, une fabrique de taffys à l’eau de mer. Elle se construit à partir des sacrifices des autres et de leur abnégation: la carrière d’Adam est couronnée de succès après des années d’incertitude où la mère de ses enfants, Sarah, a été le pilier de la famille; l’érablière qu’il achète sur un coup de tête devient pour lui une sorte de thérapie, alors qu’elle a constitué le projet de toute une vie pour les anciens propriétaires.

Les maisons m’avait marquée d’une manière assez viscérale, et j’avais apprécié la virtuosité avec laquelle l’écrivaine déployait le discours intérieur de sa narratrice. Faire les sucres, pour sa part, atteint sa cible de façon beaucoup plus cérébrale. J’admire la représentation de cette souffrance banale et confortable, l’écriture plus précise, mais plus froide. Je suis également troublée parce que cette œuvre montre ce à quoi ressemblent, lorsqu’ils sont analysés avec juste assez de distance, les petits et grands maux de l’âme des personnes qui ont pourtant tout pour elles.

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Fanny Britt
Montréal, Le Cheval d’août
2021, 272 p., 24.95 $