Aller au contenu principal

Sortir de sa chrysalide, entrer dans les livres

Sortir de sa chrysalide, entrer dans les livres
Analyse de l'oeuvre

Carole 2

Photos : Hamza Abouelouafaa

 

Quand j’ai ouvert l’exemplaire d’Histoires saintes, le cadavre d’un papillon de nuit est tombé du livre, sur mes genoux. Comme je me préparais à écrire ce texte, je n’en ai pas fait grand cas sur le coup. Les papillons de nuit n’ont pas la beauté flamboyante de leurs homologues diurnes, mais ce qui est banal, ordinaire, quelconque, médiocre, voire vulgaire ou trivial, gagne, chez Carole David, le droit d’apparaître dans les livres. «Betty Crocker [y] est une muse1.» On y écoute Canal Famille, espérant un moment de révélation2. Les robes du Rossy y sont «transformées […] en robes de baptême griffées pour les fantômes d’enfants jamais nés, laids ou abandonnés3».

Un fantôme, c’est aussi ce qui n’a que l’aspect d’une chose. On parle parfois d’un fantôme de mère ou de n’être que le fantôme de soi-même. Dans Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles, les fantômes de Sylvia Plath et d’Anne Sexton, eux, boivent des martinis dans le bar d’un hôtel à Boston. Les deux poètes ont pour l’occasion quitté le décor de la vie domestique, mais tout le monde sait qu’elles l’ont quitté pour de bon, qu’elles y ont laissé leur peau, la première la tête dans le four de la gazinière, la seconde asphyxiée par le gaz d’échappement de sa voiture dans le garage.

Écrire pour ne pas se noyer dans la soupe Campbell

Chez Carole David, la maison est à la fois un abri confortable et un champ de bataille. C’est l’endroit où se livrer à une guerre sans merci contre l’incarcération au féminin subie par les ménagères, mères et épouses qui y ont longtemps été confinées. À l’immobilité des rôles impartis aux femmes captives des «minces couches de glace superposées» (MP, p. 73) qui les surplombent, l’écrivaine oppose, depuis plus de trente ans, la force d’invention de l’acte d’énonciation, se saisit de l’usage hégémonique de ces figures sans dimensions – mère rassurante ou maîtresse cruelle, vierge ou prostituée, muse ou madone – pour en faire, dans ses poèmes, autre chose. Nulle n’y est docile, en effet, même s’il y aura peut-être toujours quelqu’un – un amant, un mari, un enfant – pour tenter de ramener ces femmes à l’ordre du monde auquel elles cherchent à échapper.

Ses personnages rêvent, «imaginent n’importe quoi, d’autres vies ou encore des situations extrêmement romanesques4». La littérature, souvent mise en scène dans ses livres, a quelque chose à voir avec les histoires que les enfants se racontent pour créer du sens autour de ce qui leur arrive:

Au fur et à mesure que je grandissais, de nouvelles histoires se greffaient aux autres: j’étais Bambi, je pleurais ma mère tuée par un méchant chasseur ou bien mon père m’entraînait dans le manège le plus épeurant du parc Belmont, le Wild Mouse, et me laissait seule dans le wagon5.

Carole David, il me semble, répond à l’invitation lancée par Olivier Cadiot dans Histoire de la littérature récente, invitation qu’elle reproduit partiellement en exergue de Comment nous sommes nés: «Allons voir de près ces personnages mythologiques, c’est pour l’enquête, faut pas lâcher, remontons la pente, avant, à leur naissance, avant que ne commence leur destinée, les premières minutes où quelqu’un n’est pas encore un héros.» Elle déroule dans ses textes une «chaîne invisible d’hommes et de femmes anonymes6». Les vitamines Flintstones volées par un enfant de trois ans (HS, p. 47), les chants de travail des femmes, lave-vaisselle, batteurs électriques, essoreuses à salade (MP, p. 59), les Ginette, Nicole et Fanny (TA, p. 13) qui entrent dans leur prénom et en sortent comme si c’était un rôle qu’elles avaient désappris, l’ouvrier «[b]royé dans le monte-charge/[d]e la Canadian Car Foundry», dont on porte le corps au pied des escaliers de l’église Santa Maria Maggiore, là où tout aurait commencé, où une femme l’aurait trouvé, «dans un panier d’osier» emmailloté dans des langes7, comme une apparition venue d’on ne sait où, un orphelin tel qu’on a appris à croire qu’il ne s’en trouvait que dans les livres, sont autant d’objets et de personnages qui composent l’histoire antique répétée par un chœur de femmes (TV, p. 49) au fil de l’œuvre de l’écrivaine.

De Battery Park à Ellis Island, de John McCrae à Mike Tyson

Cette histoire, comme la narratrice de Impala, je ne sais plus où elle commence ni où elle se termine: «Ainsi en est-il de nos origines/Terres laissées en friche/Sur lesquelles des maisons sont érigées/Sans que nous puissions y pénétrer» (TV, p. 58). La tentation est grande, en vérité, de se croire sans histoire, «née neuve», «illustrant à merveille le mythe de l’Amérique» (TV, p. 18), une notion qui reste imprécise, difficile à définir absolument sans tomber dans la tautologie et que les critiques ont souvent accolée à l’œuvre de Carole David. Ses sujets arpentent effectivement les rues et les quartiers de Montréal, embarquent «dans l’autobus Saint-Laurent» (TA, p. 18) jusqu’au dortoir de la rue de Bullion. Ils pérégrinent vers l’ouest, ils s’arrêtent dans les motels de bord de route, ils font une pause «dans le Howard Johnson entre deux crèmes glacées» (TA, p. 40), ils savent se faire oublier à Reno, Nevada. La femme en cavale, pour fuir la violence d’un souteneur, pour retrouver une fille qu’on sait déjà perdue, pour échapper à sa propre disparition, est elle-même représentée en train d’écrire, chez David. On peut l’imaginer dans un diner, où «sur le napperon Bienvenue/Welcome»,

[…] le bruit de ses ongles effraie le restaurant en entier. On lui refusera n’importe quelle entrée à la théorie. Bientôt, elle n’aura même plus assez de timbres pour appeler au secours.

Sa bouche s’imprime chenille sur les lettres. Écrire n’est pas son affaire. Elle tient compte de la mort, la sienne en vérité. (TA, p. 40)

Elle écrit, certes, mais elle n’échappe pas, toutefois, à une position marginale, subalterne: après tout,
«[é]crire n’est pas son affaire», et «[o]n lui refusera n’importe quelle entrée à la théorie»; mais elle écrit quand même, malgré «la peur d’être abandonnée/[s]ur le bord d’une route» (TV, p. 29).

«De quoi suis-je faite?»

Il n’est pas rare, dans les livres de Carole David, que les femmes renoncent à leur carrière ou laissent leurs enfants derrière. Les filiations rompues, les fuites en avant, n’ont d’égal que le «besoin viscéral de disparaître» (HOL, p. 12) qui semble habiter les personnages, pressés peut-être de quitter avant d’être quittés, ou encore fardés, parés de costumes associés à une féminité exacerbée comme pour garder le féminin à distance et mettre au jour l’échafaudage des stéréotypes de genre. «[S]ous une perruque blonde», la femme «dopée de peroxyde» à l’«identité volée [qui] lui permet d’être salamandre étriquée»,
«au rimmel black cake qui s’épaissit sur [ses] cils», court cependant toujours le risque que ces habits collent à sa peau, qu’elle ne puisse plus «[décoller ses] ongles acryliques rouges» (TA) et qu’en se démaquillant elle s’étonne d’être absente 8. Pourtant, «les masques, les perruques, les décors crèvent de vérité» (MP, p. 64). Les narratrices des poèmes de David obligent les lecteur·rices à partager la rupture entre image et identité dont elles font l’expérience, rupture elle-même mise en acte puisque ces femmes, si elles mentent, «mentent surtout à elles-mêmes» (TA, p. 14). Elles n’en sont pas moins les propres scriptrices des rôles qu’elles endossent. Comme on entre en scène dans un théâtre, elles inventent des histoires et donnent leur corps en spectacle, elles écrivent, donc, mais elles restent inquiètes que leur effort d’insoumission s’avère vain, que «[la] défaite du langage [les] ramène au lieu de naissance: l’obsédante cuisine» (MP, p. 74). Écrire peut tantôt être un acte de résistance pour des personnes autrement privées de voix, tantôt une sorte de réponse ou de revanche de ces corps réduits à être des corps et rien d’autre par le regard qu’on pose sur eux. Carole David en fait plutôt, dans son œuvre, un corps-écriture, elle inscrit la parole dans la chair de ces femmes, «laissant délibérément apparaître [leur] nudité entre les mots, juste assez de blanc sur les seins»: «[leurs] lèvres demeurent récit fascinant mais noir» (TA, p. 42) et ce sont les «chevilles maigres» qui «[récitent] tant de visions» (MP, p. 9).

Carole David

Je n’existe pas, je fabrique des poèmes9

Parce que c’est finalement toujours de l’écriture, de la poésie, de la littérature, dont il est question en creux de ces vers truffés de références, au cœur de ces recueils construits autour d’une intertextualité foisonnante, en filigrane de ce Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles qui multiplie les hommages à des femmes de lettres. «Je suis sur une ligne partagée avec les icônes/qui crient derrière ma gorge: Ann, Amelia, / Emily, Jeanne d’Arc et la Thérèse extatique» (MP, p. 9), annonce Carole David dans les premières pages du Manuel. Il me semble que c’est ce qu’on retrouvait déjà dans son œuvre depuis ses commencements: un canon de femmes auquel elle a ajouté sa propre voix, pour faire entendre aussi celle de personnes marginalisées – autant dans une certaine institution littéraire que dans un ordre social qui évacue ou rejette à sa périphérie tout ce qui pourrait venir le troubler ou le renverser:

Quand les meubles de la chambre crient, il faut écrire. Est-ce une affaire d’images ou de bruits si les draps nous bâillonnent? Est-ce une affaire de sexe quand je mets ma langue sur les phonèmes et qu’ils râlent? La commode, la coiffeuse et la cage sont mes seuls repères dans cette histoire de la poésie. J’insiste sur ce qui est faux pour faire à ma tête. Le terrain est miné, j’en conviens. (MP, p. 66)

Le papillon est symbole de métamorphose, du changement, de la transformation. Il laisse derrière lui sa vieille peau. C’est le spécialiste de la mue, et j’ai envie de croire que «personne ne peut arrêter [sa] course folle/vers la lumière10», même s’il lui faut pour cela briser les barreaux de sa cage, même s’il risque de se brûler les ailes, même si son espérance de vie est de courte durée, même si cette vie est sans cesse menacée. En caressant du bout des doigts la carcasse du papillon tombée des Histoires saintes, je pense à la jeune fille qui explique au médecin que sa famille n’existe pas; à celle qui désespère de convaincre les créatures de la cité des fous qu’elle est normale, elle; à la photo de l’Italienne, à la une du journal, gisant dans une mare de sang, la jupe relevée sur les cuisses; à Mélanie qui vend des fleurs et des produits Avon pour Monsieur Georges. Je pense à la force du désir que ça prend pour vouloir vivre au grand jour quand tout concourt à nous en empêcher, à nous réduire en miettes et au silence.

Les livres de Carole David sont peuplés de mauvaises herbes qui ne demandaient qu’à pousser librement (ABA, p. 67).

 


Karianne Trudeau Beaunoyer est l’autrice de Je suis l’ennemie, paru au Quartanier en 2020. Titulaire d’un diplôme de maîtrise en recherche et création littéraire, elle s’intéresse actuellement à l’autoportrait en littérature dans le cadre d’un doctorat à l’Université de Montréal. Plutôt que d’être tiraillée entre la recherche et la création, elle tâche de mener les deux dans un même geste de lecture-écriture. Elle a été membre du comité de rédaction de la revue Mœbius de 2017 à 2019.

  • 1. Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles, Montréal, Les Herbes rouges, 2010, p.29. Désormais MP.
  • 2. La maison d’Ophélie [1998], dans Abandons, suivi de La maison d’Ophélie, Montréal, Les Herbes rouges, coll. «Territoires», 2020, p.105. Désormais MO.
  • 3. Histoires saintes, Montréal, Les Herbes rouges, coll. «Territoires», 2012 [2001], p.9. Désormais HS.
  • 4. Terroristes d’amour [1986], dans Terroristes d’amour, suivi de L’endroit où se trouve ton âme, Montréal, Les Herbes rouges, coll. «Territoires», 2003, p.14. Désormais TA.
  • 5. Impala, Montréal, Les Herbes rouges, coll. «Territoires», 2007 [1994], p.23. Désormais IMP.
  • 6. Hollandia, Montréal, Héliotrope, coll. «Série k», 2011, p.72. Désormais HOL.
  • 7. Terra Vecchia, Montréal, Les Herbes rouges, 2005, p.40. Désormais TV.
  • 8. Comment nous sommes nés, Montréal, Les Herbes rouges, 2018, p.32.
  • 9. Christian Tarkos, Écrits poétiques, cité en exergue dans L’année de ma disparition, Montréal, Les Herbes rouges, 2015, p.23.
  • 10. Abandons [1996], dans Abandons, suivi de La maison d’Ophélie, Montréal, Les Herbes rouges, coll. «Territoires», 2020, p.67. Désormais ABA.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF