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Somnambules

Avec Les bains électriques, Jean-Michel Fortier joue des codes du mystère pour nous plonger dans une petite communauté isolée.

Thématique·s
Roman

Avec Les bains électriques, Jean-Michel Fortier joue des codes du mystère pour nous plonger dans une petite communauté isolée.

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La Scouine de Gabriel Marcoux-Chabot, La Bosco de Julie Mazzieri, L’ossuaire d’Audrey Lemieux sont autant d’excellents livres qui, dans la dernière année, ont mis de l’avant dans le roman québécois une image dure et sombre, métaphysique et érotique, de la campagne québécoise. La campagne — le fond de rang, le comté — ne s’y constitue pas en opposition à une éducation ou à une culture plus urbaine et bourgeoise, comme dans les romans de retour à la terre, qui mettent en scène l’éternel dilemme du mâle québécois, hésitant entre les lettres et la terre, la littérature et le bois. Dans les romans dont je parle ici, la ruralité se développe en vase clos, se générant du sol où sont enterrés les morts, et du ciel dont le silence trahit l’état de déréliction générale qui semble marquer ces régions littéraires.

L’ombre du Deep South de Flannery O’Connor et de William Faulkner plane sur ces récits qui ne mettent pas tant en scène l’image pittoresque, le sociolecte savoureux ou les excès de boisson dans ce qu’ils peuvent avoir de romanesques, mais témoignent du dépouillement — et parfois de l’indigence — économique, affectif, spirituel, sexuel qui a affligé et afflige encore une partie des campagnes occidentales. Ce dépouillement ne manque pas de soulever des questions sociales et ontologiques et, paradoxalement, contribue à la richesse de ces romans dans la lignée desquels s’inscrit le deuxième livre de Jean-Michel Fortier, Les bains électriques.

Minuit aux bains

Jean-Michel Fortier, avec Le chasseur inconnu en 2014, signait déjà le portrait acerbe et drolatique d’une petite communauté, y dépeignant les jeux de pouvoir et de manipulation. Son écriture romanesque semble en effet sensible à cette idée que les rapports de forces et les mécanismes sociaux sont d’autant plus saisissants qu’ils se situent dans un contexte d’isolement et de déficit général. Avec Les bains électriques, ces jeux et enjeux sociaux s’ouvrent au domaine du rêve et de la magie.

Le petit groupe de femmes modestes — employées de magasin et domestiques — que constituent Renée Lépine, Belle Guénette, Céleste, Margot, Ginou et la Veuve Clot, et que réunissent des parties de belote, voit revenir après une dizaine d’années d’absence, Louise Beurre, partie outre-Atlantique à la suite d’une troupe de cirque. Renée Lépine est bouleversée par ce retour et va vouloir se rapprocher de Louise Beurre, de qui elle était auparavant très proche, et qui maintenant l’évite. Le hasard fera que Renée obtiendra le travail que convoitait Louise: domestique à la riche résidence Spencer Wood, dont l’étrange propriétaire, Sarah Rosenberg, lui assigne l’obscure tâche d’inspecter, chaque nuit à minuit, les bains électriques, «une installation exotique et saugrenue», sortes de sarcophages de sudation dans lesquels elle s’est réveillée une nuit en panique, croyant y voir feu son mari, mort électrocuté. Au même moment, Renée Lépine hérite d’un étrange livre intitulé La science du rêve d’une vieille dame, elle aussi somnambule, pour laquelle elle a travaillé. Elle qui jure ne jamais rêver, découvre avec angoisse son propre somnambulisme. La trame du roman s’évase alors pour le mieux, les questions et les mystères se multipliant pour le petit groupe de femmes: Qui est la sorcière du comté? Belle Guénette aurait-elle tué sa fille? Que deviennent ses prétendants qui disparaissent les uns après les autres? Louise Beurre a-t-elle véritablement été une actrice célèbre à Paris? Pourquoi surveiller les bains électriques, chaque soir, à minuit?

Couverture

Il y a chez Jean-Michel Fortier quelque chose du polar, une ambiance d’enquête de village, mais sans les réponses définitives. L’auteur a le sens du mystère, il installe la microsociété de ces vies modestes, leurs rivalités, leurs orgueils, leurs soumissions sociales, leurs sexualités frustrées, leurs rêves et leurs peurs dans un monde qui rechigne à se dévoiler entièrement. La petite envergure des personnages n’exclut pas de grandes souffrances, des souffrances qui n’ont pas les moyens de s’épancher, de vies qui n’ont pas toujours les moyens de vivre. Mais la riche madame Rosenberg est misérable d’isolement et de peur. Cette déréalisation du monde est peut-être alors la réponse à l’isolement et au dépouillement, la dimension des «petites gens». Quand la vie est «petite», le monde s’agrandit.

L’écriture de Jean-Michel Fortier, autant tragique que pince-sans-rire, est à la fois très dure envers ses personnages, n’épargnant aucune de leurs médiocrités, et indulgente, en ce qu’elle ne propose pas mieux, pas de portraits d’humains meilleurs, pas d’horizons mélioratifs. La maîtrise du réel et l’épanouissement de soi ne semblent pas être d’essence humaine, ils seraient tout au plus les privilèges de ceux qui savent tirer la couverture à eux, pour peut-être mieux étriquer leur monde. À découvert, l’on rêve éveillé. ♦

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Jean-Michel Fortier
Montréal, La Mèche
2018, 194 p., 22.95 $