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S’élever jusqu’au soleil

S’élever jusqu’au soleil

Troquant les dialogues et les didascalies pour de longues phrases balisées par de scintillantes virgules, Olivier Kemeid restitue dans ce premier roman toute la dimension mythologique d’une autre vie que la sienne.

Roman

Troquant les dialogues et les didascalies pour de longues phrases balisées par de scintillantes virgules, Olivier Kemeid restitue dans ce premier roman toute la dimension mythologique d’une autre vie que la sienne.

Cette autre vie (ou devrais-je dire ces autres vies, puisque l’étoile attire toujours quelques corps célestes dans son orbite), c’est celle de Peter Tangvald, marin à la triste figure qui, au fil des circumnavigations, a fini par se fondre dans l’océan après lui avoir tout donné. Si l’homme de théâtre qu’est Kemeid a choisi de raconter son histoire — qui a pourtant déjà fait l’objet de deux livres rédigés par Tangvald lui-même, soit Sea Gypsy et At Any Cost —, c’est que près de trente ans après sa rencontre avec la légende de la mer et son fils, la tragédie que composent leurs vies s’acharne à lui poser la même énigme où chatoient en alternance l’éclat de l’exploit et le reflet de l’inconscience.

Héritier du voyage

Si on sent l’influence des maîtres de la littérature dite «de voyage» (Nicolas Bouvier, Joseph Kessel et consorts), ainsi que l’admiration pour les grands navigateurs (Olivier de Kersauson, Jacques-Yves Cousteau et Paul-Émile Victor), c’est cependant bien à sa manière que Kemeid hisse la grand-voile de son navire narratif pour voguer sur ses propres flots. Sans avoir la prétention de fournir ici la biographie d’un illustre disparu, il mêle aux eaux agitées d’une vie de légende les échos déferlants de sa propre mémoire maritime. Il en va ainsi de ce passage où l’auteur raconte la tentative de sa famille de porter assistance à un groupe de boat people haïtiens. Le temps d’une journée, ils leur fourniront des vivres et bricoleront à la sauvette leurs embarcations de fortune avant que les pauvres ne soient chassés des côtes du paradis fiscal par l’armée bahamienne.

Ce fut ma première rencontre avec l’injustice, la prise de conscience également que mes parents n’étaient pas des héros et que désormais le sentiment d’impuissance allait cheminer aux côtés de la révolte sur les grandes routes de mon existence.

Icare surnageant

Mais là où le roman convainc vraiment de son originalité et de sa force, c’est dans la restitution de la dimension tragico-mythologique du destin de Peter et de sa famille. De la part d’un auteur ayant adapté Shakespeare et Virgile, faut-il s’étonner de l’établissement d’une telle filiation? Un homme qui a parcouru les mers sur un voilier bâti de ses propres mains et ne se propulsant qu’au gré des caprices du vent, qui séduisait les femmes comme d’autres font toujours les plus belles prises à la pêche (machisme exacerbé compris) et qui est allé rejoindre femmes et enfants dans un cimetière sous les océans, après avoir dû rêver bien des fois à leur crypte sous-marine, peut-il réellement être autre chose qu’un personnage de tragédie?

Tangvald, ce n’est pas tant Ulysse le lâche — Peter n’a cure du chant des sirènes, ses Télémaque et Pénélope, il les embarque avec lui — qu’Icare dévoré par la soif d’absolu, ah il peut bien vouloir dégommer le premier volatile qui pointe le bout de son bec vers les flots, Peter Tangvald, car le seul oiseau qui compte est celui qui s’élève jusqu’au soleil, y reste, s’y brûle!

Tangvald, mythe des mers donc, qui rencontre «la faucheuse en forme de sirène» plus souvent qu’à son tour, qui est longtemps épargné de ses naufrages en livrant à son amante jalouse tout ce qu’il faut pour flotter encore, ne serait-ce qu’un peu, avec elle.

[…] il lance son ancre par-dessus bord, ça ne fait rien, il lance un premier bidon […] c’est mieux mais on n’y est pas encore, je n’ai plus d’eau mais fontaine je ne boirai pas de ton eau sous les profondeurs […] oui c’est nu tel qu’en moi-même que je dois m’offrir aux eaux […] l’embarcation comprend que l’homme s’est sacrifié, il a tout redonné à l’océan […] le canot se comporte comme il se doit […] et en son sein tombe inanimé le corps d’un homme refusé par la mort. […] Poséidon porté par ses Néréides.

À travers le destin tragique de Tangvald, celui d’un homme d’exception mais certainement pas d’un héros (en existe-t-il, à bien y regarder?), Kemeid pose une question essentielle: est-il encore possible, à l’heure des frontières, des croisières, des avenirs-fonds-de-pension et des passés retouchés, de vivre une vie immense et dangereuse, une vie farouchement réfractaire aux nouvelles mécaniques, tant sociales que technologiques? La société moderne peut-elle être tenue responsable d’énergumènes tels que Peter, peut-elle seulement tolérer d’avoir pour ressortissant un être aussi fondamentalement apatride?

Si vous le voulez bien, renversons la question et reformulons ainsi: des êtres tels que Peter souhaitent-ils la «protection» de la civilisation? N’ont-ils pas choisi leur fuite, celle qui d’un mille nautique à l’autre les amène plus loin de «la terre, sanctuaire maudit des utopies, limitation des possibles, humus des décharnés […]»? Du rivage, nous pauvres hères épris de sécurité et de confort ne pouvons que tirer la longue-vue pour observer ces existences qui ne semblent pas engoncées dans la même morale, qui n’obéissent qu’à leurs propres lois en assumant les conséquences parfois terribles que l’audace appâte.♦

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