Aller au contenu principal

Se refléter dans le souffle

Dossier

De quoi se compose une culture littéraire de performance ? De festivals, de salons du livre, de lancements, de lectures publiques, de micros ouverts, de soirées de contes, de cabarets de poésie, de spectacles de slam et de spoken word, de performances, d’évènements. Parfois, il y a de la musique, du mouvement ; parfois, le texte est imprimé et tenu entre les mains, ou encore mémorisé et livré du fond du cœur.

La littérature vivante ne se contente pas de rester sur la page pour être étudiée isolément. Elle galvanise une pièce, crée une expérience instantanément réciproque, le rythme de l’expiration et du corps, des mots et du souffle. La littérature performée nous unit en un tout. C’est une expérience partagée, éprouvée une seule fois, impossible à reproduire.

Peu importe sur quelle scène se produit la littérature, peu importe la langue dans laquelle le texte est dit ou écrit, ses composantes demeurent les mêmes. Du Cap à Québec, d’Athènes à Montréal, tout commence avec des mots, des auteur·es et un public.

Le dynamisme et la présence soutenue d’évènements littéraires témoignent d’une grande confiance culturelle, d’une population prête à se lever et à s’exprimer, à s’unir en soutien aux artistes et aux écrivain·es, à s’inscrire dans une communauté active. C’est la preuve d’un désir commun de partager expériences et opinions, vulnérabilité et indignation, art et politique, paroles et réflexions. J’ai discuté avec plusieurs organisateurs d’évènements littéraires en langue anglaise à Montréal et à Québec pour sonder le milieu actuel. Est-il sain ? Qui sont ses représentants ? À qui s’adressent les évènements ? Permettent-ils de jeter des ponts entre les cultures francophone, anglophone et allophone ? Le milieu est-il appelé à survivre ?

La communauté la plus active en matière d’évènements littéraires anglo-québécois est immanquablement celle de Montréal. La poésie est bien représentée, en continuité avec une assez longue tradition. Dans Language Acts : Anglo-Québec Poetry, 1976 to the 21st Century (Véhicule Press, 2007), les éditeurs Jason Camlot et Todd Swift découpent les communautés par groupes de poètes et périodes : des « Poètes de Montréal » de la fin des années 1950, rassemblés autour de Louis Dudek, Irving Layton et Leonard Cohen, jusqu’aux lectures publiques des Vehicule Poets au milieu des années 1970, avec un noyau dur formé de Ken Norris, Artie Gold, Stephen Morrissey, John McAuley, Tom Konyves, Endre Farkas et Claudia Lapp (qui semble avoir été l’une des rares voix féminines de l’époque). Dans les années 1990, des cabarets punk bilingues tels que YAWP !, Vox Hunt, le FVA (le Festival Voix d’Amériques, qui deviendra plus tard le festival Phénomena), ainsi qu’une scène slam dynamique, insuffleront à la poésie montréalaise un esprit hautement performatif et diversifié. En 1998 déjà, le magazine torontois Broken Pencil sacrait Montréal « la capitale du spoken word en Amérique du Nord. »

Le Throw Poetry Collective a porté le flambeau du slam montréalais depuis 2007, selon MCC, un membre organisateur du collectif. Ce groupe « d’écrivains, de poètes et de militants » cherchait à créer une plateforme vouée « à la libre expression et à l’art de performance ». Ils ont adopté et développé le format slam et en ont fait la promotion, notamment en recevant à Montréal l’édition 2013 du Canadian Festival of Spoken Word (CFSW). Depuis, ils ont maintenu leur compétition mensuelle de slam poésie et de micro ouvert, qui se déroule de septembre à mai, pour envoyer chaque année une équipe de poètes gagnants au CFSW. Résolument bilingues, les habitués — les poètes comme le public — sont jeunes, expressifs et fidèles. Le collectif comptait jusqu’à récemment uniquement sur les billets vendus à l’entrée pour rémunérer les artistes, se trouvant donc à la merci du fragile écosystème des salles de spectacle montréalaises, comme en témoignent la fermeture du populaire Divan orange et le déménagement forcé du Cagibi. Le Throw Poetry Collective vient toutefois d’obtenir une bourse de l’Université Concordia pour développer des ateliers poétiques et accroître son rayonnement.

Parmi les autres évènements récurrents, on trouve les soirées micro ouvert Poetry Nite at Kafein (qui ont lieu deux fois par mois et sont animées par Malek Yalaoui et Dona La Luna), la toute nouvelle série Lit at Crobar (animée par Tara McGowan-Ross) et les nombreux lancements à la librairie Drawn & Quarterly. La série bilingue Lectures Logos Readings, animée par H. Nigel Thomas et Maguy Métellus, déploie des efforts remarquables pour présenter un vaste éventail d’auteur·es, de Montréal comme d’ailleurs. La librairie Argo Bookshop organise régulièrement des évènements, y compris un micro ouvert mensuel ; l’organisatrice aguerrie Ilona Martonfi anime des lectures publiques au Visual Arts Centre et au Yellow Door. Les soirées ponctuelles The Violet Hour présentent des textes LGBTQ +dans différentes salles de la rue Sainte-Catherine. Le fondateur, Christopher diRaddo, est aussi à l’origine du prix littéraire Violet Metropolis Bleu, le premier prix littéraire LGTBQ +au Canada, décerné pour la première fois en 2018 à Nicole Brossard. À ne pas manquer : Lapalabrava est un évènement trilingue (français, anglais, espagnol) régulier, avec poètes invités et micro ouvert, organisé par Hugh Hazelton et Flavia Garcia.

Je me suis entretenue avec Ashley Obscura, éditrice chez Metatron Press (maison d’édition montréalaise créée en 2011) et co-organisatrice des soirées This Is Happening Whether You Like It Or Not !, et avec Klara du Plessis, instigatrice des lectures publiques Resonance Reading Series (2012-2018). Nous avons abordé la manière dont leurs évènements littéraires sont nés et ce qu’ils sont devenus par la suite. Les deux organisatrices ont fait remarquer que les soirées de lecture étaient au départ des évènements informels entre ami·es. Pour Obscura, tout est né d’un besoin de se tailler une place :

Il n’y avait pas vraiment d’« espace » pour nous. J’étais étudiante et j’ai décidé d’organiser un évènement à l’extérieur de la salle de classe et j’ai invité huit écrivain·es de mon programme à lire. On n’a invité personne d’autre, on était simplement entre nous, à se lire nos textes dans un petit loft funky. À notre troisième lecture, il y avait plus d’une centaine de personnes. C’est là que j’ai compris qu’il ne manquait pas d’auteur·es anglophones à Montréal ni de public pour leur travail, mais qu’il fallait quelqu’un qui aurait envie d’organiser des évènements.

Les lectures publiques et les évènements littéraires underground, qui se caractérisent par une esthétique punk et artisanale, relèvent d’une longue tradition au sein de communautés à la recherche d’espaces pour unir et élever leurs voix. Mais selon Klara du Plessis, il existe un obstacle majeur pour accéder à ce type d’évènements : si on ne fait pas déjà partie du groupe, comment peut-on savoir qu’ils ont lieu ?

Ce ne sont pas les évènements littéraires qui manquent à Montréal, mais j’ai l’impression que les gens organisent des évènements plutôt dans leur coin, qu’ils tirent profit de leurs propres réseaux et invitent à venir partager la scène des auteur·es qu’ils et elles admirent ou avec qui ils et elles collaborent. Ceci a l’avantage de répartir les tâches liées à l’organisation, mais présente un inconvénient pour le public, qui doit systématiquement faire des recherches pour savoir où se tiennent les évènements.

La Quebec Writers’ Federation, en accord avec sa mission, est en voie de mettre à jour son site web, qui sera lancé au printemps 2019 avec un calendrier des évènements littéraires de langue anglaise. À l’heure actuelle, l’organisme La poésie partout propose un calendrier régulièrement mis à jour, qui recense les évènements poétiques francophones et anglophones partout au Québec, tandis que Where Poets Read met en lumière des évènements particuliers. Cependant, tout comme la plupart de ces initiatives, celles-là carburent à l’amour et au travail non rémunéré.

Un des vétérans du milieu est Ian Ferrier, porte-parole dévoué et défenseur infatigable des évènements littéraires publics à Montréal, mais aussi poète, musicien et performeur. Ferrier a fondé The Words & Music Show en 1999. Celui-ci se produit chaque mois à la Casa del Popolo (et occasionnellement à La Vitrola) et reçoit un maigre financement du Conseil des arts du Canada (CAC). Ferrier déplore que plusieurs festivals et lectures publiques « soient en danger » : « Ce qu’ils font pour les artistes, les écrivain·es, le public et la littérature est énorme, mais derrière chacun d’entre eux, on retrouve une personne ou une équipe qui fait énormément de travail bénévole […]. Ces festivals et ces lectures publiques sont fragiles. Je crois que le nouveau CAC ne se rend pas compte à quel point il en a beaucoup pour son argent […]. Je pense que son nouveau modèle de financement est une attaque contre la poésie et la littérature. » À l’autre extrémité du spectre en matière de budget — bien que tout aussi dépendants d’un financement public continu et du soutien du public pour démontrer que ces évènements sont appréciés dans le paysage culturel —, on retrouve deux festivals littéraires anglophones significatifs : Metropolis Bleu, à Montréal, et ImagiNation, au Morrin Centre, à Québec. Metropolis Bleu a été fondé en 1999 par un groupe d’écrivain·es et d’éditeur·trices, et est devenu « le festival littéraire multilingue doté d’une conscience sociale, et l’un des plus grands festivals littéraires en Amérique du Nord ». Jouissant d’un vaste programme de rayonnement dans les écoles et décernant une panoplie de prix littéraires, le festival a présenté, lors de son édition 2018, des auteur·es en provenance de quinze pays et représentant dix-neuf langues.

Le festival ImagiNation a été fondé en 2010 avec la participation d’une douzaine d’écrivains, après que les commissaires du Morrin Centre ont remarqué l’intérêt croissant que les communautés anglophone et francophone portaient toutes deux aux évènements en langue anglaise. En 2018, plus de 1 700 personnes ont pris part aux activités du festival. La programmation créative, alliant musique, arts visuels, gastronomie, théâtre, journalisme et romans graphiques, ne cesse d’élargir son public. Elizabeth Perreault, directrice du développement et des communications au Morrin Centre, attribue ce succès notamment à la disponibilité de traductions entre le français et l’anglais. Elle souligne en particulier le travail de QC Fiction (une collection des éditions anglo-québécoises Baraka) d’une part, et des éditions Alto d’autre part, qui publient respectivement des traductions de livres québécois et canadiens, et leur apport à l’intérêt d’un public bilingue pour des figures comme Éric Dupont et Emma Hooper.

Les exemples évoqués ici ne représentent qu’une fraction des évènements littéraires anglo-québécois qui ont cours actuellement. La nature précaire de l’organisation, souvent assurée par une personne ou un groupe indépendant et non rémunéré, qui travaille par amour, par besoin, par passion ou par pur plaisir, fait que ces évènements naissent et meurent. Les gens s’épuisent. Le public est essentiel pour fournir de l’énergie, du soutien et parfois des revenus grâce aux billets. Le fait qu’une province offre des évènements en deux langues — ou plus — garantit-il le double de public ou, au contraire, a-t-il pour effet de scinder le rayonnement en deux ?

Ce qui demeure certain, c’est l’importance de cultiver et de faire perdurer la littérature de performance. Pour les lecteurs et les lectrices, et en particulier pour les jeunes auteur·es émergent·es, les lectures publiques peuvent représenter un encouragement, l’impulsion nécessaire qui stimule la confiance et la poursuite du travail. Pour les spectateurs et spectatrices, les récits partagés sont la manière dont nous nous reflétons nous-mêmes, notre culture et notre société, afin de pouvoir nous regarder en face.

Elizabeth Perreault le résume ainsi : « Les histoires derrière les histoires […], ces auteur·es partagent plus que ce qui se retrouve dans leurs livres. Seuls les évènements littéraires publics peuvent le permettre. » ♦

 

Traduction | Luba Markovskaia


Rachel McCrum est une poète, performeuse, productrice d’événements et animatrice. Originaire d'Irlande du Nord, elle vit à Montréal depuis deux ans, et dirige le Mile End Poets' Festival avec le poète Ian Ferrier, ainsi que la série bilingue Les Cabarets Bâtards. McCrum travaille aussi à la Quebec Writers’ Federation comme coordonnatrice des communications.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF