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Se rapiécer par l'écriture

Se rapiécer par l'écriture

Dans La fille d’elle-même, Gabrielle Boulianne-Tremblay donne à lire la résilience et le courage d’un parcours trans.

Thématique·s
Récit

Dans La fille d’elle-même, Gabrielle Boulianne-Tremblay donne à lire la résilience et le courage d’un parcours trans.

Thématique·s

«Le premier récit publié par une femme trans au Québec.» Le discours promotionnel des éditions Marchand de feuilles autour du nouveau livre de Gabrielle Boulianne-Tremblay ne fait pas dans l’équivoque. Ce type d’élément paratextuel me laisse toujours mi-figue, mi-raisin: si une telle phrase annonce explicitement la dimension politique de l’œuvre, elle peut aussi la réduire au caractère «inédit» de sa thématique et occulter ses qualités esthétiques.

Une autobiographie en kaléidoscope

Il y a pourtant beaucoup à analyser dans ce livre construit sous la forme d’une série de fragments autobiographiques, qui présentent chronologiquement des épisodes importants de la vie de l’autrice. Avec une acuité et un sens du détail qui rappellent à plusieurs égards l’écriture de Kim Fu dans l’excellent récit For Today I Am a Boy (Héliotrope, 2020), Boulianne-Tremblay dépeint des moments circonscrits – des interactions à priori anodines aux ruptures douloureuses et aux événements traumatiques – qui ont façonné le rapport à son corps, qui ont tantôt altéré, tantôt renforcé son estime d’elle-même: la rencontre d’un premier ami d’enfance; des après-midi de complicité tendre passés avec sa grand-mère; une soirée de poésie et de performances où de jeunes artistes aux looks anachroniques discutent de Platon et de Judith Butler. Le livre juxtapose ces anecdotes significatives qui montrent combien l’identité et les manières de se présenter dans le monde sont informées par le regard des autres, par leur contact. Les situations dépeintes comme marquantes sont toutes différemment liées à la construction de l’identité de genre. Cette pluralité fait de La fille d’elle-même un récit complexe où les souvenirs lumineux et amers s’enchevêtrent et se font écho.

Si on assiste, au fil des chapitres, au processus de transition de la narratrice, l’attention n’est pas focalisée sur les éléments techniques du changement de genre. On retrouve çà et là des allusions aux effets physiques de l’hormonothérapie. On comprend, par les vêtements qu’elle porte et les coulées de maquillage qui maculent le lavabo à la fin des soirées, que la protagoniste adopte une apparence de plus en plus féminine. Elle décrit en outre le sentiment d’étrangeté éprouvé dans une salle d’attente d’hôpital lorsqu’une préposée l’appelle par son prénom masculin. Ces éléments descriptifs ponctuent le texte, mais l’œuvre ne tend pas à documenter les dimensions légales et médicales de la transition ni à en délimiter les «étapes» précises. La narratrice met surtout l’accent sur les chamboulements émotifs, les deuils, les sentiments ambigus, la solitude et la vulnérabilité auxquels est confrontée une femme dont l’identité suscite l’incompréhension ou le rejet chez ses proches. Cette profondeur introspective constitue sans contredit l’une des qualités du travail de Boulianne-Tremblay.

Une narration tâtonnante

La force de l’écriture poétique de l’autrice, dont témoignait déjà son précédent recueil, Les secrets de l’origami (Del Busso, 2018), s’affirme dans plusieurs fragments, ponctués d’images saisissantes. «Nous avons l’été dans notre gorge», ou encore «je sais qu’un jour je trouverai les mots, ils sont écrits quelque part dans le silence»: de telles formules traduisent efficacement les déchirements comme les accès de joie et de douceur. Malheureusement, la structure et la construction de La fille d’elle-même ne sont pas aussi abouties. Ces aspects du texte auraient sans doute pu faire l’objet d’un travail d’édition plus serré. Si les chapitres sont pour la plupart assez courts, de nombreux effets de répétition – des redites, des éléments récurrents qui, d’une fois à l’autre, ne semblent pas illustrer des changements ou des dynamiques nouvelles – nuisent au rythme du récit, qui aurait gagné à être synthétisé et épuré. La lenteur et la stagnation de l’intrigue sont peut-être à l’image de l’accablement et de l’impression d’enfermement éprouvés par la narratrice à différents moments de son existence, mais elles rendent la lecture de ce parcours autobiographique moins fluide et diluent l’intensité qui se crée dans les passages particulièrement maîtrisés. Alors que certains épisodes sont analysés de long en large, d’autres fragments de vie – l’adolescence, l’arrivée à Montréal et la rencontre, dans cette nouvelle ville, de plusieurs amants – ne sont que sommairement décrits, bien qu’ils apparaissent comme des périodes charnières qu’on aurait aimé voir mises en scène.

La parole des femmes trans mérite qu’on y prête attention et qu’on lui offre encore plus de visibilité. Elle doit trouver un lectorat toujours plus élargi, mais aussi être éditée avec une rigueur qui laisse transparaître toute sa puissance. C’est de ce type de travail qu’aurait sans doute bénéficié l’écriture de Boulianne-Tremblay qui, je l’espère, se déploiera dans d’autres grands récits.

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Gabrielle Boulianne-Tremblay
Montréal, Marchand de feuilles
2021, 344 p., 26.95 $