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Se perdre dans l'écran

D’abord publié sur Forum dessiné, La fille dans l’écran a fait son chemin chez Marabulle et arrive au Québec grâce aux éditions Station T.

Bande dessinée

D’abord publié sur Forum dessiné, La fille dans l’écran a fait son chemin chez Marabulle et arrive au Québec grâce aux éditions Station T.

Deux femmes, Coline en France, Marley à Montréal, se rencontrent virtuellement. Coline, impressionnée par « l’originalité » des photos d’hiver et d’écureuils montréalais prises par Marley, communique avec la photographe. D’abord surprise que Marley soit une femme et non un homme, Coline se sent bien vite à l’aise de partager avec elle les écueils liés à son projet d’écriture et d’illustration d’un album jeunesse. Ainsi débute une conversation.

Au fil des échanges, une intimité s’installe entre les deux Françaises qui peinent à s’intégrer dans leurs milieux de vie respectifs, mais aussi à faire comprendre à leur entourage leur ambition de devenir des artistes professionnelles. La correspondance va rapidement se transformer en un exutoire et un espace de remise en question ; Coline souffre de troubles anxieux qui l’empêchent de se lier avec de nouvelles personnes, Marley vit « en exil » à Montréal avec son « chum » québécois, pour lequel elle tente de changer de mode de vie en délaissant même la photographie, sa passion. Rapidement, cette connivence leur octroie la confiance nécessaire pour s’assumer pleinement, jusqu’à aboutir à une relation amoureuse qu’elles n’auraient jamais envisagée. Si cette prémisse possède du potentiel, l’album ne parvient pas à remplir ses promesses et plusieurs de ses composantes achoppent.

Un récit à quatre mains ?

L’intrigue se développe en parallèle avec les deux personnages, chacune prise en charge par une des deux autrices françaises (Coline par Manon Desveaux et Marley par Lou Lubie, qui vit maintenant à Montréal). Cette division des styles et des protagonistes compartimente les deux récits dans la perspective d’accentuer le décalage entre les deux femmes. Toutefois, ce cloisonnement amplifie l’importante différence entre les signatures graphiques des autrices et ne représente pas très bien, à mon avis, la rencontre progressive et le partage des intimités, qui pourtant constituent le thème principal du livre. Bien que Manon Desveaux et Lou Lubie aient travaillé en collaboration, voire en symbiose comme elles le décrivent en entrevue, je n’ai pas pu m’empêcher de voir un récit bigarré, où une des deux sections (celle dessinée par Manon Desveaux) était mieux réalisée. Au lieu de se rencontrer, les styles des autrices se comparent et même parfois s’opposent. Je peux admettre qu’il s’agit d’un choix légitime de leur part que de respecter leurs identités graphiques distinctes, et de fonder un projet de collaboration sur cette différence. Toutefois, la distinction n’évolue pas suffisamment, malgré quelques touches qui facilitent le passage entre les deux sections, par exemple avec le découpage des cases, symétriques d’une histoire à l’autre. Avec un album de cette longueur, j’aurais aimé être plus souvent surprise ou alors découvrir des recours graphiques plus efficaces.

Resserrer les bonnes idées

En fait, de manière générale, le récit stagne et manque de direction malgré plusieurs bonnes idées. L’intégration des discussions virtuelles est trop souvent répétitive, voire lassante, alors qu’elle constitue le leitmotiv de l’intrigue. Avec un sujet aussi intéressant qu’une correspondance virtuelle et une intimité naissante, je pense que des procédés plus originaux auraient pu être trouvés au lieu de nous retranscrire les échanges de textos et de courriels. Les autrices auraient pu évoquer les émotions et sentiments suscités d’une manière mieux maîtrisée (Show, don’t tell !) tout comme les relations avec les personnages secondaires n’avaient pas à être aussi négativement unidimensionnels pour justifier la solitude et le besoin de rencontre des deux femmes. Le chum de Marley et la mère de Coline sont tellement caricaturaux et ridiculement contrôlants que ça élimine une grande partie du suspens, à savoir si Coline et Marley vont bel et bien réussir à s’extirper des réalités qui les contraignent. La section où les héroïnes se retrouvent est d’ailleurs la plus réussie et, en concentrant les forces de l’album, rachète presque ses maladresses.

Car malgré toutes mes critiques, je crois que j’aurais pu apprécier ma lecture si la représentation de Montréal avait été légèrement nuancée, un peu moins ancrée dans certains stéréotypes souvent reconduits par des Français en visite. J’ai été déçue de voir l’album se complaire dans une perspective qui exotise Montréal en réduisant la ville à son hiver, ses écureuils et son soi-disant manque de pâtisseries françaises. Est-ce qu’il s’agit vraiment d’éléments représentatifs et pertinents à insérer dans le livre ? Avec un précédent tel que L’ostie d’chat (Iris et Zviane, 2011-2012), qui a manifestement excellé dans la catégorie du roman-feuilleton à quatre mains dépeignant la réalité montréalaise de vingtenaires en quête d’eux-mêmes, mais aussi avec l’importance du corpus de bandes dessinées québécoises qui mettent en scène la métropole, certains de ces faux pas auraient facilement pu être contournés.

C’est à se demander si cette symbiose dans la collaboration des deux autrices n’a pas nui à une réflexion sur la forme du récit et cristallisé un style neutralisé par trop de compromis. Au lieu d’être alimenté par les caractéristiques propres à chacune des autrices et ainsi donner un album propulsé par leurs énergies distinctes, La fille dans l’écran s’égare et cherche sa direction. Un premier rendez-vous malheureusement manqué. ♦

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Manon Desveaux, Lou Lubie
Montréal, Station T
2019, 192 p., 29.95 $