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Se caresser l'identité

Dans Les querelleurs, France Théoret met en scène un fascinant duel entre un auteur et son éditeur. Au passage, elle égratigne les hommes épris de leur propre histoire.

Roman

Dans Les querelleurs, France Théoret met en scène un fascinant duel entre un auteur et son éditeur. Au passage, elle égratigne les hommes épris de leur propre histoire.

Un éditeur, Victor Gill, s’apprête à lancer une collection de poche, dans laquelle il publiera des classiques de la littérature québécoise. Un écrivain, Claude Lanthier, accepte d’y voir apparaître Le batailleur, l’œuvre qui lui a ouvert les portes de l’élite intellectuelle, dans les années 1960. Tous deux sont «dans la force de l’âge»; ils siègent sur leurs certitudes comme des rois sur leur trône. Après tout, ils ont vraisemblablement «libéré la société». Après tout, ils ont fait l’histoire.

C’est là que la leur, d’histoire, se corse. Après avoir signé le contrat et réécrit son chef-d’œuvre — «Nouvelle édition définitive, revue, corrigée, augmentée et remaniée», spécifie-t-il sur son manuscrit —, Claude Lanthier décide de ne pas endosser cette nouvelle version. Il retient les épreuves chez lui, au grand dam de l’éditeur, qui finit par aller de l’avant avec la publication. Un long procès s’ensuivra, étalé sur quinze ans.

Le mythe avant tout

Sur trame de fond judiciaire, c’est à une démonstration exemplaire de la mégalomanie de certains hommes, dans le milieu littéraire (et en dehors), que nous convie France Théoret. D’autres romans, comme le flamboyant Catastrophes de Pierre Samson, ont bien présenté des éditeurs histrioniques et des auteurs pompeux, mais ils donnaient souvent dans la caricature. Ici, le trait se révèle plus fin. Taillé dans une prose exigeante, le point de vue se montre lucide plutôt que ludique. C’est que l’absurdité n’a pas besoin d’être amplifiée; elle naît dans les affirmations (certes risibles) d’hommes convaincus de leur singularité, et trouve écho chez les lectrices qui en ont vu passer.

«Je suis un homme distingué, mesuré, qui a de la personnalité, ce qui n’est pas commun parmi mes contemporains», prétend l’éditeur, qui cultive «la passion de son identité». Dix ans après la mise en demeure initiale, il se mesure à un adversaire affaibli — la réputation de Claude Lanthier a perdu des plumes —, mais non moins certain de sa supériorité. N’a-t-il pas écrit «le roman emblématique» de cette époque faste de la Révolution tranquille? N’a-t-il pas été «un médium, un catalyseur» du changement? Chacun soigne sa posture, qui est aussi essentielle que les idéaux sont faillibles: la préservation du mythe vaut bien une petite entorse à la vertu. À cet égard, l’éditeur fait l’objet de passages particulièrement savoureux. «Victor Gill vit de son image, de l’identité sociale qu’il s’est donnée. Le procès met en jeu ce qu’il est. S’il discourt sur la nécessité de soutenir les écrivains, tel qu’il envisage son engagement, cette fois, il est debout, prêt à se défendre contre l’un d’eux.» Image. Identité sociale. Tout est là.

Où sont les femmes?

On nous pardonnera cet intertitre peu original mais de circonstance: ardente militante féministe, France Théoret a toujours placé les femmes au cœur de ses œuvres — romans, essais ou recueils de poésie. Or, les pages des Querelleurs sont surtout accaparées par quatre hommes (les principaux intéressés et leurs avocats). De leur côté, les femmes y prennent la forme de compagnes discrètes ou de souvenirs, quand elles ne sont pas carrément mortes — quelle ironie que ce passage où l’éditeur choisit, «par féminisme», une avocate pour le représenter, avocate dont on nous annonce le décès quinze lignes plus loin.

Si cette absence en dit beaucoup, l’autrice ne s’arrête pas là dans son observation des rapports de pouvoir qui traversent, entre autres, l’institution littéraire. Les extraits les plus choquants — représentatifs de l’entêtement lumineux qui caractérise son œuvre — demeurent ceux où lesdites femmes sont évoquées. Notons encore le ton posé, mais implacable, qui donne toute sa force au roman:

[Victor Gill] ne cache rien à sa compagne. Elle approuve ce qu’il dit sur l’objet du procès. Il ne supporterait pas qu’il en soit autrement. Un appui moral est vital lorsqu’il lutte pour sa survie. […] Il exige qu’elle dise bonsoir, bonne nuit, il n’accepterait pas qu’elle oublie. N’empêche qu’elle dérange, ce qu’il ne manque pas de souligner d’une voix essoufflée.

Il est fascinant de voir comment le «féminisme» des personnages masculins s’effondre dès que leur hégémonie menace d’être entaillée. Les femmes doivent participer à l’érection de leur monument, charrier les pierres, les polir pour qu’elles brillent dans le firmament de ceux qui auront laissé leur trace. «Elle s’occupait des tâches domestiques, de ma correspondance, de mes rendez-vous, lisait mes manuscrits avec soin, tapait et retapait mes différentes versions», dit quant à lui Claude Lanthier à propos de son ancienne compagne. Ce que l’on constate ici, c’est l’insidieuse propension de certains intellectuels à enfoncer le clou du sexisme, malgré des idéaux progressistes.

C’est aussi l’absolue nécessité d’une parole telle que celle de France Théoret, qui depuis quarante ans gratte sous la surface pour exhiber, sans peur, des réalités qui dérangent. ♦

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France Théoret
Saguenay, La Peuplade
2018, 152 p., 20.95 $