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Risible

Si vous voulez en savoir sur Juliette, vous risquez d’être un peu déçu·e. En revanche, pour un roman fou, bavard et digressif à souhait, vous êtes au bon endroit.

Thématique·s
Roman

Si vous voulez en savoir sur Juliette, vous risquez d’être un peu déçu·e. En revanche, pour un roman fou, bavard et digressif à souhait, vous êtes au bon endroit.

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L’histoire est relativement simple. Un homme, psychothérapeute de son métier, exerçant à Montréal, apprend qu’il a une fille de vingt-cinq ans, conçue, née et ayant grandi à Barcelone avec sa mère. Il entre en contact avec la jeune femme, qu’il reçoit à son cabinet, dans une relation thérapeute-patient, jusqu’à ce qu’elle disparaisse subitement. L’homme se rend alors à Barcelone pour la retrouver. Le nom de sa fille : Juliette.

Rebrousse-poil

L’histoire est relativement simple, le roman d’Érik Vigneault, Tout savoir sur Juliette, est légèrement plus compliqué… On n’apprendra pas grand-chose sur Juliette, le texte, se présentant comme le manuscrit d’un livre à venir, sorte de journal de bord de la recherche de Juliette, s’emportant en folles digressions et scènes surréelles. Si l’on suppose qu’il existe deux voies du roman, l’une narrative et l’autre discourante, à rebrousse-poil de l’enchaînement quasiment téléologique des actions, Tout savoir sur Juliette appartient à la seconde catégorie. Digressions, métadiscours, mises en abyme, multiplication d’homonymes (Juliette), personnage non-personnage (Juliette encore), pastiches (de Proust à Kafka) et jeux formels, tous les ingrédients de la déconstruction romanesque sont ici présents. On appréciera tout particulièrement, dans la rubrique réflexions littéraires, le régulier Breton-bashing qui en fait manger à toutes les sauces au pape autoritaire du surréalisme, ainsi qu’un plaisant développement sur les primoromanciers et leur merveilleuse absence d’originalité. Alors qu’une certaine conception de la littérature au Québec est quasi synonyme de l’idéale triade platonicienne du Bon du Bien du Vrai, il réside un certain plaisir coupable dans le fait de lire qu’« […] il est aujourd’hui bien connu que les poèmes sont des objets risibles, tout comme les romans d’ailleurs, je ne lis plus que des essais et de préférence des essais culinaires, il y a aujourd’hui plus de littérature dans un soufflé au fromage que dans un roman ». Or, que la littérature soit risible est peut-être la meilleure chose que l’on puisse nous souhaiter, car cette risibilité ne dépend pas d’elle, mais de nous et de notre liberté. Tel semble être le projet d’Érik Vigneault : la possibilité du risible. Au diable les soufflés au fromage !

Ordre et désordre

Deux thèmes majeurs se côtoient au sein de cette risible entreprise romanesque : la folie et la mort, leur omniprésence dans la vie de nombreux et nombreuses artistes et personnalités d’avant-plan. Montaigne écrivait dans ses Essais : « Au jugement de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est porté le bout » ; et c’est ce que fait également, de façon obsessive, le narrateur de Tout savoir sur Juliette. Peintres, auteur·es, scientifiques de génie, personnages politiques, musicien·nes, philosophes, la narration passe en revue des dizaines de noms de suicidé·es, cherchant dans les conditions de leurs décès des corrélations numériques, un semblant de sens dans un monde qui s’effondre. Il y a dans ce livre une recherche angoissée du sens, presque paranoïaque — à la manière dont Lacan associe paranoïa et construction de la signification et du savoir. L’angoisse de la folie, de la psychose et de la route vers le suicide a pour corrélat la mise à mal de la syntaxe, de la prose et de la narration romanesque. Or, nous dit-on : « […] de toutes les hygiènes la syntaxique et son ordonnancement des mots vient au premier rang, la syntaxe purifie l’âme ». Et pourtant, ici, elle ne cesse de se briser, Érik Vigneault jouant régulièrement de la ponctuation et de l’ordre des mots.

Toutefois, l’ordre menace dans ce livre désordonné. Les ordres totalitaire, fasciste, nazi, communiste, mais également l’ordre patriarcal de sociétés capitalistes violemment hiérarchisées, qui ont formé les toiles de fond d’une bonne partie de l’histoire humaine du XXe siècle, et devant lesquelles le suicide était, parfois, une solution de salut, pointent en permanence derrière les récits du narrateur — qui pourtant précise : « je suis romancier pas historien ». Le roman — et particulièrement sa voie discourante, digressante, parataxique — serait-il plus à même d’accueillir la folie de l’Histoire que l’Histoire elle-même ?

Triste constat

Cette forme de roman non romanesque, flirtant avec la folie et la dimension paranoïaque du savoir sur un flot baroque — pour ne pas dire postmoderne, ce terme qui dit tout et rien à la fois — de signes et de langage, et que l’on pourrait aisément faire remonter à Sterne (Tristram Shandy) et à Diderot (Jacques le fataliste), a connu quelques exemples fameux ces dernières années. Je pense à Éric Chevillard et à son personnage non existant Dino Egger, ou encore aux romans d’Alain Farah. Ces livres, sous l’effervescence d’une folie comique, laissent transparaître une mélancolie immense et ontologique, celle de l’humain devant la relativisation du sens et l’effritement de l’absolu. Tout savoir sur Juliette ajoute une pierre à l’édifice de ce triste constat : Dieu est mort depuis déjà un bout de temps.

Que faire ? En attendant, rions. ♦

Auteur·e·s
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Érik Vigneault
Montréal, Le cheval d'août
2018, 178 p., 22.95 $