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Reliques d'elles-mêmes

Les deux mains dans le cambouis des réminiscences et des engrenages salissants de la perte, la grande Alice Munro éclaire quelques mystères humains de plus.

Traduction

Les deux mains dans le cambouis des réminiscences et des engrenages salissants de la perte, la grande Alice Munro éclaire quelques mystères humains de plus.

Rien dans la virtuosité de ce recueil ne permet de comprendre l’énigme qui nimbe son autrice depuis tant d’années: comment se fait-il que les Québécois n’aient pas encore pris la mesure de l’immensité de l’œuvre de cette Ontarienne nobélisée en 2013? Est-ce le genre moins populaire de la nouvelle qui nuit à sa reconnaissance? Ou encore le fait qu’on lise encore très peu ce qui s’écrit à l’ouest de Gatineau et au sud de Percé? J’ai moi-même fort tardé à mettre sérieusement le nez dans ces éclats de vie glanés aux méandres d’un cerveau d’exception. J’ai péché avec vous: aussi me faut-il à présent faire de mon mieux pour nous aider à revenir dans le droit chemin, celui menant à la lumière de Munro et à la diffusion de sa bonne parole.

Au panthéon des cœurs brisés

Plus d’une douzaine de recueils attendent les plus entreprenants d’entre vous, dont celui que publiait Boréal en 2019: Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Faites abstraction de ce titre au parfum par trop capiteux de roses sur le retour, et faites-vous plaisir en entrant dans ces neuf petits miracles de nouvelles, parues à l’origine en anglais en 2001 et traduites une première fois vers le français en 2004 par Geneviève Doze, pour le compte de Payot. Contrairement aux précédents recueils publiés au Boréal, qui étaient traduits par le tandem Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, c’est par l’entremise de la plume aguerrie de l’autrice française Agnès Desarthe que l’on accède à la langue de Munro. Disons-le d’emblée, car cela m’a frappé dès le tout début: il y a quelque chose de Raymond Carver chez Alice Munro. Non pas une histoire d’émule, mais bien d’égale. Quelque chose dans cette façon en apparence simple de raconter des histoires qui génèrent un magnétisme irrésistible. Puis on remarque cet attrait commun pour les «perdants magnifiques» de Leonard Cohen. Que ce soit dans les souvenirs personnels revisités ou dans des récits de «pure» fiction, la maîtrise est la même; la chute, inéluctable; le constat, bouleversant. Comme ceux qui s’y butent, on ne sait trop si les nœuds qu’ils mettent en évidence ont été noués à la suite d’actes anciens ou sont plus simplement le fait d’un démiurge cruel qu’on nomme alternativement destin ou hasard.

Tribunal de la mémoire

Souvent en fin de parcours, les personnages de ce recueil se font comptables de leur vie ou tâchent de se réinventer sur le tard. D’autres sont plus incarnés dans leurs souvenirs que dans leur avenir, la tête tournée vers un passé qui n’en finit plus de passer (pour paraphraser Faulkner). Tous présentent de graves signes de coups et blessures: patine du temps sur cœurs esseulés; plaies continuant de béer sur un monde qui fait de son mieux pour les ignorer, tout en transigeant avec le tribunal tantôt conciliant, tantôt intransigeant de la mémoire. Le couple ressemble aux cachettes que l’on trouve dans la précipitation engendrée par la peur, et où l’on rencontre parfois un danger plus grand encore que celui qui nous guettait en premier lieu. Lire Munro, c’est suivre une douloureuse mais nécessaire leçon de vie à l’ère de l’anthropocène. Une leçon glaciale comme une douche d’eau froide qui n’a rien d’un concours pour individus en mal de reconnaissance, mais tout de la baignade de l’ours qui, perpétuellement, au point du jour, se remémore l’âpreté du chemin.

Comme les personnages de Munro, nous vivons tous au pied du volcan, dans la nécessité de l’innocence, tout en n’ignorant pas les occasionnels grondements qui trahissent l’appétit insatiable des montagnes de feu pour les villages endormis. En attendant l’épiphanie qui peut-être jamais ne viendra, nous nous faisons chasseurs de fulgurances; nous nous attardons au buffet mortuaire en espérant que les pique-assiette ne seront pas trop nombreux à se repaître de nos miettes; nous passons une bonne partie de nos vies à chercher la lueur de l’autre et à accepter l’ombre qu’il a laissée en s’en allant. Lire Munro n’y changera rien, sinon quelques émotions esthétiques persistantes et une plus grande faculté à accepter d’aussi cruels constats: «[I]l arrive un temps où le laid et le beau servent plus ou moins le même objectif, lorsque chaque objet sur lequel on pose le regard n’est plus qu’un crochet auquel on suspend les sensations anarchiques de son corps et les morceaux épars de son esprit.»

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Alice Munro
Agnès Desarthe
Montréal, Boréal
2019, 384 p., 32.95 $