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Recoudre les fils

Déchéance ou rédemption d’un homme qui apprend qu’il n’en a plus pour longtemps? Sophie Bienvenu n’a pas voulu choisir et s’est permis d’imaginer les deux scénarios. Dans J’étais un héros, elle place son personnage à la croisée des chemins.

Roman

Déchéance ou rédemption d’un homme qui apprend qu’il n’en a plus pour longtemps? Sophie Bienvenu n’a pas voulu choisir et s’est permis d’imaginer les deux scénarios. Dans J’étais un héros, elle place son personnage à la croisée des chemins.

Yvan est alcoolique depuis plusieurs années, et comme le temps a fait son œuvre, il se retrouve avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête: on lui a diagnostiqué une maladie qui, selon les pronostics, aura raison de lui plus tôt que tard s’il n’arrête pas de boire. Il habite un appartement de la métropole avec un chat qu’il aime et Miche, sa colocataire. Tandis qu’elle ne cesse de se faire du souci pour lui, Miche tombe sur les nerfs d’Yvan la plupart du temps. Il ne supporte pas tellement que les projecteurs soient braqués sur sa personne. Il ne veut pas non plus créer d’attentes auxquelles il risquerait de ne pas répondre. En fait, toute cette attention le rend émotif et lui donne encore plus le goût de la bouteille. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Yvan n’a pas contacté sa fille Gabrielle depuis près de vingt ans. Il avait pourtant réussi à développer avec elle une complicité enviable, fragilisée par les inévitables déceptions qu’ont causées ses frasques bien arrosées. Jusqu’au jour où le fil s’est rompu et a laissé un vide incommensurable dans la vie du père – vide qu’il s’est acharné à remplir de grandes gorgées. Depuis, il n’a pu que s’enfoncer davantage sous le poids accumulé des erreurs passées.

Les chemins parallèles

Deux voies proposées par Sophie Bienvenu s’entrecroisent: l’une où Yvan rétablit le contact avec sa fille; l’autre où il y échoue. Au début du roman, avant que l’on comprenne le procédé et que l’on retombe sur ses pattes, une certaine confusion embrouille la lecture. Peu importe la direction qu’il prend, le protagoniste demeure le même: dans la majorité des cas, il fait preuve d’une irréductible mauvaise foi. Il en est pleinement conscient, ce qui aiguise notre regard inclément envers le personnage. «Ça m’épate chez moi, cette capacité à être sincère alors que j’ai jamais autant menti de ma vie.» Yvan parvient fréquemment à se convaincre de son absence de responsabilité quand les événements tournent mal: il blâme plutôt autrui. Malgré cela, on décèle chez lui des parcelles d’humanité. Surtout, son mal-être nous amène à éprouver de la compassion à son égard et à souhaiter qu’il se réconcilie avec Gabrielle.

Quiconque connaît le cycle des dépendances sait qu’il n’est guère possible de prévoir à quel moment le déclic se produira – s’il se produit. Yvan arrivera-t-il enfin à affronter son problème, à saisir cette ultime chance qui s’offre à lui? En décidant de ne pas choisir de voie pour son personnage, l’autrice montre très bien l’impuissance des proches face aux actions d’une personne alcoolique. Même celui ou celle qui, habituellement, jouit du privilège de s’accorder toutes les libertés, c’est-à-dire l’écrivain·e, ne peut influencer le cours des choses cette fois-ci. Seul le principal concerné possède les moyens d’agir.

Le verbe éloquent

Bienvenu maîtrise incontestablement l’art de raconter. Elle laisse la place à Yvan qui, aussi misérable soit-il, domine ses lecteur·rices et les fait tourner sur son petit doigt. À certains moments, ils et elles auront bel et bien l’impression d’être assis·es dans une salle de théâtre, tant les dialogues et les soliloques du protagoniste sont vivants. L’écrivaine cerne bien le sujet de la dépendance: manque d’estime de soi, recours à la substance, déception, remords, angoisse, chute et rechute. On regrette toutefois qu’elle demeure dans le portrait type d’un alcoolique, et qu’on ne connaisse pas vraiment Yvan. On sait qu’il aime la musique et qu’il a pratiqué mille et un métiers, mais c’est à peu près tout. Restreint à sa consommation d’alcool, le protagoniste aurait eu avantage à être un peu plus développé. «Ma vie aura été ça: un amas d’affaires ratées et d’occasions perdues.» On en apprend peu sur les rendez-vous manqués, les rêves, les espoirs déçus de cet homme en train de tomber.

Celles et ceux qui gravitent autour du personnage principal sont au contraire bien défini·es. Marcus, le gendre, un individu mélancolique, soutient sa conjointe et montre de l’empathie envers son beau-père. Le fils d’Yvan, Mody, incarne l’enfant surdoué qui apprivoise ses émotions. Dépeinte comme une femme à la fois vulnérable et caractérielle, Gabrielle porte en filigrane les stigmates des promesses non tenues de son père. Tous·tes peuplent l’univers d’Yvan et donnent corps à son histoire.

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Sophie Bienvenu
Montréal, Le Cheval d'août
2022, 176 p., 25.95 $