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Raconter la sexualité liminale

Raconter la sexualité liminale

Dans un premier roman impressionnant à l’architecture sans vice caché, Marie-Ève Thuot s’empare de l’enjeu de la sexualité hypermoderne et déverrouille l’horizon des possibles serti d’un regard sagace sur des mœurs en bataille.

Roman

Dans un premier roman impressionnant à l’architecture sans vice caché, Marie-Ève Thuot s’empare de l’enjeu de la sexualité hypermoderne et déverrouille l’horizon des possibles serti d’un regard sagace sur des mœurs en bataille.

La trajectoire des confettis aurait pu aisément revêtir la forme d’un énième roman sentimental s’ingéniant à dépeindre avec plus ou moins d’acuité la génération Tinder. Or, c’est tout le contraire qui nous est proposé dans cette fresque familiale touffue qui sollicite sans cesse notre intelligence affective et qui s’avère édifiée avec autant de soin et de rigueur qu’un tailleur italien œuvrant sur sa dernière création. Les observations sociologiques de Marie-Ève Thuot, en plus d’être fines, nuancées et démontrant l’insatiable curiosité sociale de l’autrice, sont encastrées dans le texte avec beaucoup de fluidité et de délicatesse. C’est-à-dire qu’en tant que lecteur, nous ne sommes pas obligés de faire un pas de côté pour suivre ses raisonnements. Nous ne sommes pas éjectés du récit lorsqu’elle traite par exemple de la « couveuse humaine » de Sloterdijk qui expliquerait, entre autres, la « persistance de traits fœtaux chez l’adulte » ou, dit plus simplement, le phénomène des adulescents. Grâce à ces éclairages savamment distillés, nous nous y enfonçons même davantage. La sexualité et ses expédients ne sont pas saisis comme un impensable, mais plutôt dans leur connotation liminale et plurielle.

Même les envolées souverainistes, qui d’ordinaire sonnent creux ou ressassés, sont introduites avec adresse et évitent la presque inévitable lassitude concomitante. Tout ce qui concerne notamment la célèbre hypothèse de la « revanche des berceaux », que Marie-Ève Thuot reprend à son compte nantie d’une posture féministe robuste, surprend par sa portée et sa formulation énergique.

« Les clichés font jouir plus fort »

Les membres de cette famille de jouisseurs, sauf Xavier le géant barman qui ne s’aventure plus sur le terrain charnel pour des raisons évidentes, sont des as de l’esbroufe. Ils incarnent tous à leur manière des archétypes composites et multidimensionnels qui rendent justice à la complexité des interactions humaines laquelle n’est, pour une fois, absolument pas ramassée dans une poignée de clichés mièvres. Pour déployer les atavismes bien comme il faut et installer le vertige dans l’histoire, il nous sera même permis de remonter en 1899 afin que nous appréciions la source de cette dynastie « libertine » à travers la chronique d’une femme ayant le diable au corps et qui entraîne un curé à lire des extraits bibliques scabreux. Parmi cette débauche de rapports humains épivardés et d’institutions familiales en « dripping », l’autrice parvient à hisser son regard au-delà de la canopée où tout est affaire de parole vive, de comportements imprévisibles et d’osmose fragile. Raphaëlle, l’une des protagonistes les plus déjantées du roman, qui pousse Xavier dans ses derniers retranchements, donne à entendre une pléthore de saillies savoureuses qui nous font oublier sa mythomanie ou plutôt nous permettent de comprendre comment ses inclinations particulières dotent son regard d’une profondeur moqueuse. C’est un versant critique tout autre qui se dévoile en vertu de ses points de vue radicaux et si l’on accepte d’en entreprendre l’ascension, le panorama foudroie notre entendement sclérosé.

Tout ce qu’on voit sur Internet, la porno, les gens qui se donnent en spectacle, beaucoup de monde trouve ça bestial. Mais quel animal peut capter des images de lui en train de jouir à Los Angeles, les lancer sur un réseau invisible et exciter des congénères localisés à Moscou ? Il faut être extrêmement avancée comme civilisation pour que ce genre de prouesse soit possible.

« Tu donnes ton vrai nom maintenant ? »

La grande majorité des mises en scène imaginées par la primo-romancière émoustillent notre vision du monde, car elles impliquent des cafouillages vraisemblables issus de moments de vie pendant lesquels l’exploration et les penchants se font souverains, sans l’être réellement. Comme ces épisodes de folie créatrice durant lesquels Charlie, l’artiste qui trouve que l’inexpérience sexuelle est plus voluptueuse, recouvre entièrement de papier peint l’appartement qu’elle partage avec Zack, le grand frère libertin de Xavier, afin d’abattre la sacro-sainte reproductibilité du motif.

Il faut saluer l’apparition d’une romancière divertissante et intelligente, qui mène sa trame en évitant les écueils associés à une toile excessivement ample, car on le sait, qui trop embrasse mal étreint. De surcroît, en plus de nous régaler d’une intrigue discrète mais haletante, elle propulse bon nombre de petites tragédies, que nous vivons, en tant que lecteurs, comme des raids ou des missions de reconnaissance indispensables dans la vie immédiate. La recherche stylistique de Marie-Ève Thuot est probablement sa lacune. Ses nombreux dialogues auraient gagné à intégrer davantage de vernaculaire et de texture dans leur composition. Car ce n’est pas le rythme qui est en cause, loin de là. Par conséquent, si l’écriture de l’autrice s’avère réjouissante sans être transcendante, on ne peut qu’escompter le développement de sa verve qu’elle irrigue déjà de sa licencieuse conviction. ♦

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Marie-Ève Thuot
Montréal, Les herbes rouges
2019, 624 p., 31.95 $