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À qui s'adresse Refus global?

Micro-essai

Je suis une chercheuse: intéressée par le devenir.

Je reconnais plusieurs registres de la langue, j’en pratique quelques-uns.

L’essai littéraire me situe devant l’histoire, devant la société, et me permet de ne pas me maintenir dans la seule fiction. J’ouvre par exemple Le marché aux illusions (Boréal, 1995) de Neil Bissoondath. Le multiculturalisme, ses effets sur le Canada, sont les mêmes au Québec. Vues du Québec, les divisions se présentent comme la balkanisation, ou encore la fragmentation de la société.

Et c’est la nécessité de croire à ce qui fait vivre, à ce qui brave les autorités, à ce qui invente des questions jamais posées, qui me fait écrire. Il existe des textes et des événements passés qui ont été des protestations. Ceux-là fondent une culture et une lignée culturelle.

Refus global est du nombre.

Publié en 1948, ce texte fondateur avance que le gauchissement en art est d’abord et avant tout le rejet de la réserve poétique.

L’art, dans son grand potentiel, constitue un objet de savoir et une source de changement. Le trésor poétique engendre du nouveau, abolit les craintes et les peurs. Il est de l’ordre du désir. Là réside la possibilité d’exister de façon neuve.

Le Manifeste définit, identifie dans l’art de généreux objets qui ne sont ni reçus, ni acceptés, ni rejetés. Des objets imprenables, récusés. Des objets en situation instable, en déséquilibre social.
L’objet d’art doit être inassimilable et ne peut être inféodé à des croyances.

Pour transmettre la réserve poétique, il existe la nécessité que Borduas appelle «le renouvellement émotif». En filigrane, le Refus global dit comment s’opère ce renouvellement: il faut en finir avec toutes formes de dressages physiques et psychiques. Qu’y a-t-il de plus nécessaire que d’être «libéré de ses chaînes inutiles», qu’y a-t-il de plus indispensable que de réaliser «la plénitude de ses dons individuels»?

Du plus loin, Borduas imagine l’avenir, il voit que chacun sera libéré et pourra exercer ses dons. Il en appelle à «l’anarchie resplendissante».

Mais lu mot à mot, le projet du Manifeste n’a rien de lyrique: Borduas fuit les passions tristes.

Ainsi écrit-il, «nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération». Ce sont les derniers mots de Refus global et ces mots souvent cités, connus, renvoient à une spontanéité explosive, à une rupture fracassante et cruelle, laquelle ne saurait ni attendre ni être différée.
Borduas anticipe les mouvements de libération à venir.

Le peintre affirme qu’il existe une autre forme de gauchissement en art, en plus du rejet de la réserve poétique, et qui est la reproduction intégrale ou littérale de ce qu’il nomme la réserve poétique. Le trésor artistique doit être conservé et transmis une fois renouvelé. En un mot, transformé – dans le texte, ce mot est écrit en majuscules.

Borduas corrobore l’idée selon laquelle l’imagination est en tête. «Au terme imaginable», l’artiste pense avec son imagination, il ne se résigne pas à l’impouvoir. L’artiste réfléchit avec sa sensibilité et il l’objective. La nécessité d’aiguiser ses perceptions, pour soi-même et avec l’altérité sociale, provoque l’évolution émotive.

Ce sont de telles réflexions, puissantes, sur l’art et les artistes, qui composent la texture du Manifeste.

À aucun moment du Manifeste, Borduas ne perd de vue la nécessité d’une réflexion double: sur l’art et sur la société, celle où il est né et la même qu’il habite. Sa façon d’aborder l’identité, la sienne, si tant est que ce soit une question, fait de la société un objet de connaissances. Il étudie la société et sa propre étrangeté. C’est à l’étude de la société qu’il perçoit sa singularité.

Lue dans une perspective d’identité sociale, la première page de Refus global est saisissante quant à la représentation réaliste, directe, froide. Les mots forment une image intolérable d’impuissance, un portrait de groupe figé dans le temps et l’espace.

La réception du Manifeste a été et est encore davantage sociale qu’artistique. Si Borduas avait écrit uniquement sur l’art, les conséquences n’auraient pas été les mêmes. (Pour mémoire, le peintre a perdu son emploi et la possibilité d’enseigner.
Il s’exile à New York, puis à Paris.)

Une dernière chose: le mot politique, incessamment répété, tel un passage obligé, dans les essais actuels sur l’art et la littérature, apparaît une seule fois dans Refus global. En question, «l’évolution politique». Le mot est adjectivé.

En 1958, la revue Situations demande à Borduas s’il tient pour universelle la portée de Refus global.
La réponse est «non». S’il réécrivait ce texte qui reste «toujours valable» pour l’essentiel, dit-il, il le
situerait «dans une tout autre atmosphère: plus impersonnelle, moins naïve, et je le crains plus cruelle encore à respirer».

Ainsi, ses affirmations sur l’art demeurent conformes à sa pensée, et la protestation sociale serait plus dure. Plus féroce.

 


France Théoret a contribué à la revue littéraire La Barre du jour avant de cofonder le journal féministe Les Têtes de pioche puis le magazine culturel Spirale. Poète, romancière et essayiste, elle a signé plus d’une trentaine d’ouvrages. Elle a reçu en 2012 le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.

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