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Qui dit mot

Essai

«Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux, les femmes ont peur que les hommes les tuent.»

– Margaret Atwood, La servante écarlate

«Nommer, c’est tuer.»

– Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les choses

J’aime croire que par la parole on peut tout faire. Je voudrais qu’écrire soit une fête. J’ai mis devant mon clavier du vernis rouge et des boucles d’oreilles en forme d’organes humains. Vous me manquez, vous qui me lisez, et me tendez vos doigts, vos rétines, vos rates. Je voudrais y déposer des paillettes de paix. Éteindre les feux avec de la lumière pâle. Entrer dans vos maisons et vos yeux comme un toucher de sorcière, une promesse. Parce que j’écris pour vous toucher. Et si nous dansions? Mais Lettres québécoises me propose d’écrire sur la parole libre. Planquez-vous: liberté, ce n’est pas une danse facile. Si la parole touche, elle peut blesser, malgré la bienveillance, malgré sa légitimité. Quand j’en appelle à la liberté de parole, je n’espère pas nous mettre à l’abri. J’espère reconnaître la violence entre nous, apprendre à la traiter, prendre la responsabilité de nos énonciations. Comment prendre, par exemple, la responsabilité d’une dénonciation?

Responsables du dérangement

Une année nous a été enlevée par morceaux, en vacances annulées, amitiés suspendues, ruptures professionnelles, convalescences et souffles coupés. Nous sommes nombreux et nombreuses, dans le milieu littéraire, à avoir perdu quelques mois aussi dans un processus de révélation collective: l’examen d’une culture d’abus et de harcèlement, de ses racines profondes et de sa toxicité. Nous avons rompu le silence sur nos agressions. Nos mots ont déplacé l’inconfort, le poison, nous les avons offerts en partage. Ce qui m’étonne, c’est qu’une communauté qui affectionne autant la parole ait aussi parfois le réflexe de faire taire.

Les rapports de domination sont des guerres qui ne se disent pas, qui prennent leur puissance dans la négation et la connivence. En dénonçant les violences sexuelles, nous déclarons une guerre qui nous est déjà faite. Les messagères troublent bel et bien l’ordre. Alors on cherche à les punir de cette liberté qu’elles ont prise. Quand par chance elles ne sont pas poursuivies en justice, elles se font reprocher leur manière, leur cruauté. Elle pourrait au moins le dire devant des autorités compétentes… Savent-elles qu’elles brisent des vies? Commérage, salissage! Avez-vous essayé de discuter avec lui?

Elles portent le fardeau de la preuve, mais aussi de la réparation; on leur demande de rendre des comptes, de pardonner, de rétablir l’harmonie. (Comment rétablir l’harmonie avec des gens qui pensent que la rupture n’existait pas avant qu’elle soit nommée, ou que les mots font plus mal que les gestes?)

Je veux prendre le temps de saluer les messagères. Elles ont inventé par la parole des stratégies de défense qui fonctionnent (qui défendent du moins, en attendant un véritable changement de culture, ou une adaptation du système de justice). Voici les griffes éternel-lement niées par ceux qui les craignent. Je ne prétendrai jamais que la dénonciation n’est pas violente. Mais quelle sorte de violence est-ce? C’est une parole contre-attaque, une parade. Elle est avertissement. Elle est reprise de contrôle sur son histoire. La dénonciation résiste au juridique, elle cherche une justice antérieure. Ce n’est pas une condamnation. Elle est souvent un appel. Elle est mise en commun du laid. (Nous ployons sous le laid.) Et le moyen de défense de celles qu’on préférerait sans défense («des femmes, c’est-à-dire tout de même, au fond, des corps sans défense», disait Elsa Dorlin…). En cela, cette parole établit de la dignité.

C’est ce processus que je voudrais saluer. La dénonciation fait exister du respect, et résiste à un déséquilibre dans la parole, elle dit nous voulons choisir nous aussi, nous voulons désirer nous aussi. Ou pas. Elle dit désormais ma voix comptera. Pouvons-nous arrêter de vouloir l’édenter? (Et moi qui croyais que les littéraires appréciaient le mordant.) Nous sommes responsables de la peine que cela vaut, nous choisissons cette douleur. Emmerdeuses, emmerderesses aussi.

Responsables du soin

J’observe depuis des années la communauté formée autour des messagères. Il y a une langue commune qui s’invente, un tissu de mots en duck tape au-dessus des déchirures. Nous avons exercé cette année nos oreilles, nos voix de soignantes, notre sagesse de jurées. Si nous détournons le regard du scandale, c’est-à-dire du nombril des agresseurs, nous voyons vite apparaître une vaste discussion en toile protectrice: multitude d’encouragements et de petites douceurs, aussi mots d’excuse, gestes de reconnaissance et autres partages de micros. En attendant que cela fasse partie de la culture, ce sont encore les victimes et leurs proches, souvent des femmes, qui prennent cette responsabilité. Voyez-vous ces armées d’écrivain·es qui se consolent les un·es les autres, qui écoutent des histoires cruelles, qui réorganisent leurs programmations, leur vie associative, pour chercher à les rendre plus justes, sans jamais y parvenir complètement,
et toujours en ayant le courage d’apparaître comme la source du problème, de prendre le risque de se tromper?

Et ce sont elles, encore, qui consolent les dénoncé·es. Qui d’autre? (C’est le cauchemar des féministes, cette tendance à aider, dont on ne sait jamais si elle nous aliène ou si elle contribue à notre idéal humaniste.) Voyez-vous les larmes d’Anna Quinn, demandant qui va aider son agresseur1? Voyez-vous le travail des femmes pour «réparer» constamment le tort que d’autres ont causé? Voyez-vous la grande histoire du repos des guerriers, de notre éducation hétérosexuelle qui donnait aux filles la responsabilité de calmer les hommes violents? Voyez-vous notre cœur complice, nos poèmes schizoïdes? Je voudrais travailler à l’amitié. Je ne veux bannir personne, je veux plutôt que nous apprenions à vivre ensemble. Mais je vois la fatigue, le piège. La littérature enseigne depuis toujours aux femmes à rire de leur assassinat et à s’émouvoir des remords de l’assassin. Ai-je vraiment appris à penser autrement?

Chaque femme qui a la moindre présence médiatique finit par adopter un incel2 en secret. C’est d’abord un moyen de défense: espionner qui nous espionne, prendre des notes, rédiger un rapport, savoir en tout temps dans quelle ville il se trouve. C’est aussi ce vieux savoir commun aux proies: la personne qui menace d’attaquer a besoin d’amour. Dans les moments de crise, on nous a appris qu’un prédateur peut baisser la garde s’il se sent aimé. (Et alors on éduquait les filles à séduire les personnes violentes comme on enseignait aux garçons à se montrer menaçants quand ils avaient besoin d’être rassurés.) Mais ça ne marche pas toujours. Parfois, on dit je t’aime jusqu’à en mourir. Peut-être que j’ai halluciné ce moyen de défense. Peut-être que c’est de la sidération ou une sorte de syndrome de Stockholm.

Mon incel ne va pas bien. Une nuit où il a mis en ligne son numéro de téléphone chaque minute de la 12e heure, j’ai appelé Suicide Action. Bonjour madame j’ai peur pour un homme que je ne connais pas. Je peux vous donner son numéro et sa description. Il est en crise. «Je vois que vous êtes bouleversée. Si vous avez peur qu’il pose un geste violent, il faut appeler le 911.»

Je n’ai pas appelé les flics, vous pensez bien. Des plans pour qu’ils l’abattent. Je suis restée debout à le surveiller jusqu’à ce qu’il s’endorme. J’ai mis son nom sur une liste: la liste des travailleuses du sexe, celle des clients à refuser. Ça m’a fait penser à cette autre liste, plus publique, qui vaut à ses administratrices des poursuites.

Je me dis nous n’avons pas droit à la fatigue. Parce que savoir tisser et maintenir des liens, c’est un des pouvoirs les plus précieux que nous ayons en ce moment. Parfois, c’est la seule chose que nous pouvons faire… à part appeler les flics. Mais voyez-vous comme ce soin ressemble à de la chasse à l’envers?

Retour de responsabilité

Quand j’essaie de prendre soin des personnes affectées par les dénonciations, je ne suffis pas à la tâche: nous faisons tous·tes partie de cette culture qui brûle. Les incendiaires avec. Nous avons besoin de penser pour une communauté de brûlé·es. Nous travaillons déjà à une sorte de paix, mais la pseudo-paix du silence ne peut plus revenir une fois qu’il a été rompu. Elle n’était pas si douce, de toute manière. «[C]e silence/n’est pas un silence/mais un placenta au fond d’un lavabo trop/blanc», écrivait Anna Quinn. J’aimerais vous parler de la responsabilité que je ne peux pas prendre.

Car la dénonciation tend presque toujours une main: elle dit je regarde la réalité en face, et vous? J’aimerais que nous puissions recevoir des critiques, admettre des erreurs sans nous prendre pour des empires qui s’effondrent. J’aimerais qu’il soit plus facile de dire je te demande pardon; que la curiosité pour l’autre soit plus forte que le réflexe sécuritaire. Cette année, j’ai passé beaucoup de temps à échanger mots et tourments avec les messagères. Mais je crois bien que, sans surprise, les dénoncés ont réussi à m’occuper encore plus. Ce n’est pas un hasard si j’en suis entourée: j’ai atteint l’âge de ceux qui ont façonné le milieu à leur image; j’ai toujours aimé les grandes gueules, les malpolis, ceux et celles qui croient au pouvoir des mots et qui assument ce pouvoir. J’ai souvent fait confiance à ceux dont la violence était affichée. Parce que la violence souterraine me fait plus mal encore quand elle éclate. Parce que j’ai besoin de croire que l’amitié est plus forte. Et que si le désir survient c’est malgré elle. J’ai besoin que nous trouvions des moyens, collectivement, pour vivre avec ces crottés qui me ressemblent et qu’on ne peut pas bannir vraiment. Mais cette responsabilité ne peut plus reposer sur les épaules de celle qui se tait au moment de l’attaque et qui parle au moment de réparer. Il doit y avoir un partage des langages.

Je leur ai demandé on fait quoi, avec ce gâchis entre nous? Vous qui êtes si bavard·es, surdoué·es de la création, c’est le moment d’essayer vos formules de pardon et de confiance. Parler prend du courage quand on ne parle pas pour son intérêt personnel, mais pour le bien de la collectivité. Il en faut pour changer aussi. La dénonciation des agressions sexuelles est une parole généreuse, qui veut protéger, qui travaille à un monde meilleur. Pas qu’une libération personnelle, mais aussi une contribution. Elle est déjà responsable. C’est continuer de l’effacer qui est lâche. Je ne veux pas nous transformer en surveillant·es et en hypocrites. J’ai seulement tracé la limite de ma responsabilité. Elle s’arrête devant vous. Voulez-vous d’une camarade inconfortable?

Il y a des ami·es insulté·es du «call», qui ne voient pas la place offerte, qui veulent seulement d’une communauté sans malaise. Des gens pour qui le confort, c’est l’effacement des autres. Parfois la responsabilité partagée demande le temps de faire ses preuves. En attendant, je continue de miser sur la sorcellerie qui advient quand on parle. Il y a une expérience, un savoir dans la littérature. Aimer la littérature qui fait mal, entrer dans une conversation terrifiante, ça n’a pas à nous placer dans une position de victime. Ça nous entraîne, nous fait surmonter les traumas. Pour pouvoir vivre la littérature qui fait grandir, il faut y venir sans contrainte et sans humiliation. C’est la dignité de tout à l’heure qui nous y fait arriver.

 


Valérie Lefebvre-Faucher a été éditrice à Remue-ménage et à Écosociété. En plus d’avoir collaboré à de nombreux collectifs et revues, elle a codirigé l’ouvrage Faire partie du monde (Remue-ménage, 2017) et fait paraître les essais Procès verbal (Écosociété, 2019) et Promenade sur Marx (Remue-ménage, 2020).

  • 1. Poétesse qui a inauguré l’année 2020 avec une puissante lettre ouverte sur la violence conjugale et l’a terminée en remportant le Prix de poésie de Radio-Canada.
  • 2. Désigne l’appartenance à la communauté web des «célibataires involontaires», ces hommes en colère de ne pas recevoir des femmes l’amour qui leur serait dû, et qui expriment paradoxalement ce «besoin d’amour» par des appels à la haine et à la vengeance.
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