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Questions de nuances

Roman
Thématique·s

Lorsqu’on m’a proposé de tenir la critique féministe dans Lettres québécoises il y a environ un an, j’ai accepté avec enthousiasme, sans vraiment hésiter. Accorder de la visibilité aux textes écrits par des femmes, plus particulièrement à ceux abordant des enjeux liés au genre ou à différentes formes d’oppression: c’est la mission que nous nous étions donnée, mes collègues et moi, lorsque nous avons cofondé la librairie l’Euguélionne à l’automne 2016. C’est un travail que je considère comme essentiel et qui va de soi, en quelque sorte, pour moi. Mon emballement a toutefois diminué lorsque je me suis retrouvée devant des œuvres dont je ne pouvais pas, tout en demeurant intellectuellement honnête, faire l’éloge.

Le genre de la critique

De plus en plus de maisons d’édition publient, en fiction comme en essai, des textes qui se présentent explicitement comme féministes. Dans LQ et ailleurs, je me réjouis fréquemment de voir des collègues s’intéresser, sans qu’un mandat particulier leur ait été confié, à des œuvres queer et sex positive témoignant de perspectives radicales. Si les idées féministes trouvent une reconnaissance et une légitimité sans précédent sur les scènes médiatiques et culturelles contemporaines, on ne peut pas encore considérer cette avancée comme un acquis définitif. L’histoire des mouvements et des pensées féministes a connu son lot de ressacs, et même si la situation actuelle peut laisser croire à un optimisme sans faille, rien ne nous assure que ce regain d’intérêt ne soit pas — du moins, en partie — le résultat d’un certain effet de mode.

Dans un article intitulé «Prêter l’oreille, donner la main», paru dans Le Devoir en 1981, à une époque où s’afficher en tant que féministe représentait une position beaucoup moins consensuelle, Suzanne Lamy défend la nécessité non seulement d’une littérature féministe, mais également d’une tradition critique féministe; une critique proposant des lectures sensibles à la portée politique des textes, qui permettrait aux femmes qui écrivent et à celles qui les lisent de former une communauté: des «rencontre[s] [entre] deux êtres» grâce auxquelles se tisseraient de véritables réseaux. Je crois fermement à la pertinence, encore aujourd’hui, de cette proposition. Écrire de la critique féministe ne signifie pas seulement de faire des écrits féministes son champ de spécialisation: une telle activité intellectuelle implique d’entretenir une forme de solidarité pouvant parfois entrer en conflit avec le jugement qualitatif que nous devons immanquablement poser sur les œuvres. C’est le type de lectures auxquelles invite, par exemple, le format de LQ, avec son système de notation par étoiles.

Les affinités que je me découvre pour certains textes à caractère féministe sont théoriques, et les appuis que je peux témoigner à leurs autrices par des critiques favorables demeurent a priori symboliques. Or, le milieu littéraire québécois étant restreint, ces formes de reconnaissance prennent une dimension plus concrète. Lorsqu’on s’engage à rédiger régulièrement des critiques, on finit inévitablement par commenter le travail d’auteur·es ou d’éditeurs et d’éditrices que nous connaissons personnellement. Cet effet de proximité est renforcé lorsqu’on se spécialise dans un certain type d’écrits. Parmi les féministes prenant part à la scène littéraire québécoise, nombreuses sont celles que je croise régulièrement dans des événements ou avec qui j’ai déjà collaboré à un projet ou un autre. J’en considère certaines comme des amies; beaucoup suscitent mon admiration personnelle; surtout, je leur voue du respect. Je n’apprécie pas systématiquement ni n’accorde de valeur égale au travail de chacune, mais j’aspire à développer avec elles cette forme de sororité, de reconnaissance mutuelle dont parle Lamy.

La frontière qui sépare la solidarité du copinage, du conflit d’intérêts et de la complaisance peut parfois s’avérer mince, poreuse. On reconnaît entre autres la qualité d’un·e bon·ne critique à sa capacité à formuler des commentaires négatifs ou tièdes — lorsque ceux-ci sont mérités; pas seulement à dénicher des chefs-d’œuvre ou à lancer des fleurs. Pourtant, j’éprouve un malaise persistant à utiliser la tribune à laquelle j’ai accès — parce qu’avoir la possibilité d’écrire dans une revue culturelle reconnue est bien une forme de privilège — pour souligner les faiblesses d’œuvres féministes. Principalement parce que celles-ci relèvent d’un type de parole dont la place et la légitimité me paraissent encore précaires, toujours à défendre.

C’est ce dilemme qui m’a habitée dès j’ai voulu écrire sur le dernier ouvrage de Marie-Christine Lemieux-Couture. J’ai manifesté mon envie de travailler sur Tourner sur soi en technicolor en ayant peu lu Lemieux-Couture, mais en l’ayant vue performer dans le cadre de soirées d’humour politique son personnage de Féministe Killjoy, qu’elle décrit elle-même comme une «anarchiste et sémiologue» «tueuse de joies patriarcales». Je me souvenais d’avoir été enchantée par son humour cru et décalé, par son cynisme débridé. Or, ce recueil en trois parties — deux en prose, une en poésie — adopte un ton beaucoup moins décapant.

Une douleur intime, mais impersonnelle

Chacune des sections présente un propos et une composition propres, mais leur juxtaposition est signifiante: elles racontent, respectivement, des épisodes de violence familiale ainsi que des relations amoureuses et sexuelles dans lesquelles se déploient des rapports de pouvoir insidieux, puis un processus de dénonciation d’agressions sexuelles. L’autrice est de celles qui font le pari, courageux et louable, d’investiguer, par le biais d’une mise en scène de l’intime, des expériences extrêmement douloureuses pour en tirer un matériau littéraire. Marie Saur cerne bien la particularité de ce type de «récits de rescapé·es» dans un article intitulé «Désécrire le silence», paru l’automne dernier dans un «Cahier libre» de la revue Tristesse. Elle souligne les sentiments de pitié et d’incompréhension que suscitent souvent de prime abord ces témoignages et invite à ne pas se limiter à ces sentiments; à plutôt concevoir ces œuvres comme le point de départ d’un dialogue. Il est vrai que ces publications inspirent souvent une certaine réserve: elles donnent l’impression d’une sorte d’«immunité» accordée à ces prises de parole, mais elles relèvent en fait d’enjeux éthiques beaucoup plus complexes. Devant la vulnérabilité à laquelle s’expose la personne cherchant à rendre compte de violences subies, le ou la critique ne peut que prendre conscience de la position de pouvoir conférée par son rôle, qui lui permet, sous le couvert d’une certaine objectivité d’analyse, de déterminer la qualité du texte en en décortiquant la structure ou le style.

Sur le plan de la forme, cela dit, Tourner sur soi en technicolor est loin d’être sans qualités. La narration est développée sous forme de fragments — des descriptions discontinues d’images et de scènes isolées —, construction caractéristique de l’écriture du traumatisme. Dans la première partie, «35mm d’éternité», le recours à certains codes de l’écriture scénaristique et les références cinématographiques évoquent bien le processus de dissociation qu’expérimentent beaucoup de survivantes.

Ce travail sur la structure s’avère réussi et efficace, mais la prose devient plus faible lorsque l’effet d’impersonnalité se double de formulations convenues, presque désincarnées. Les «like des choses / qui te donnent l’impression d’exister», ou les hommes qui «passent l’été en chest» à héler les passantes de leur balcon: ce type d’images évoquent davantage des clichés qu’elles dénotent un imaginaire original ou une critique constructive.

Une colère à saisir

Les impressions et les observations formulées paraissent justes, pour l’essentiel, mais elles sont entrecoupées de commentaires presque didactiques, qui minent quant à eux l’éloquence du récit. À plusieurs moments, par exemple, on a presque l’impression que l’autrice cherche à vulgariser — plus qu’à mettre en scène — des mécanismes psychologiques ou relationnels. Elle souligne par exemple à gros traits les effets d’une violence intériorisée en précisant que «même si tu le sais, que le char va te rentrer dedans, ce que tu sais de l’amour, c’est que ça va avec, que c’est une concession de marde à faire, mais que t’en as besoin, d’amour»; ou qu’«on ne se débarrasse pas de la violence vécue comme d’un mauvais rhume».

L’ouvrage s’achève sur un accès de colère revendicatrice: «Fait que vas-y, gâte-toi, lâche-toi lousse pis traite-moi encore de querisse de folle, ma folie ne vient pas de nulle part.» Justement, cette folie justifiée, si elle avait davantage transparu dans la phrase et le style d’écriture, y aurait peut-être ajouté un peu de texture, de souffle. Dans «Portrait de la critique en cœur fragile», publié dans un récent numéro de la revue Spirale, Marie Parent témoigne des doutes qui l’habitent chaque fois qu’elle se retrouve, comme critique littéraire, à poser un jugement sur une œuvre: «Ne serait-il pas possible de recevoir une œuvre dans une position aussi vulnérable que celle de l’artiste qui nous la livre? Pourrait-on inventer un nouveau territoire de la critique où se rejoindraient des voix qui ne sont sûres ni d’elles-mêmes ni de leur place dans le champ littéraire et choisiraient de s’offrir une certaine bienveillance?» Elle invite ainsi à cultiver une forme d’empathie qui informerait notre lecture sans nécessairement en réduire l’acuité. C’est ce type de bienveillance que m’inspire un travail comme celui de Marie-Christine Lemieux-Couture, dont je ne souhaite pas, malgré les faiblesses du texte, remettre en doute la légitimité. Car c’est entre autres avec sa colère, avec sa folie, qui transparaissent dans quelques passages forts, mais dont l’intensité se perd trop souvent, que j’aimerais pouvoir dialoguer à nouveau, comme critique, dans le futur.

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Marie-Christine Lemieux-Couture, Marielle Jennifer Couture
Montréal, Remue-ménage
2019, 128 p., 16.95 $