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Quelque part à un moment donné

Rencontre avec Benoît Chaput, de L’Oie de Cravan, pour les vingt-cinq ans de la petite maison d’édition.

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L'année littéraire

Rencontre avec Benoît Chaput, de L’Oie de Cravan, pour les vingt-cinq ans de la petite maison d’édition.

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C’est Michel Garneau, dans un courriel écrit en vers (les courriels de Garneau sont presque toujours écrits en vers), qui décrit le mieux, et le plus simplement, l’esprit de L’Oie de Cravan. Le légendaire poète répondait alors à la question suivante, que nous lui avions soumise: Pourquoi au juste publiez-vous chez le proverbial éditeur lent, alors que vous pourriez publier là où ça vous chante et, surtout, là où les moyens se font moins modestes?

mon souvenir à moi c’est qu’on s’est rencontré
en ce lieu magique qu’on appelle
quelque part à un moment donné
peut-être une soirée de poésie
et que Benoît a eu la gentillesse
de discrètement me faire entendre
qu’il recevrait un texte mien avec plaisir
et que je lui ai (?) dès lors envoyé
Le museau de la lune
[son premier livre paru à L’Oie en 2006]

Ce «quelque part à un moment donné», le fondateur de L’Oie de Cravan, Benoît Chaput, l’habite métaphoriquement depuis vingt-cinq ans. Mais pour l’instant, c’est au coin de Saint-Dominique et Saint-Viateur, épicentre de la branchitude du Mile-End, que nous le retrouvons, dans le chaos de son quartier général qu’il devra bientôt quitter. Il fallait bien un jour que le propriétaire du building meure, que ses enfants fouillent ses livres de comptabilité et s’avisent qu’il y aurait moyen de soutirer davantage à l’embourgeoisement du quartier que les invraisemblables 200$ de loyer — 200$ !!! — que verse le poète et éditeur depuis toujours pour ce 3 1/2 déglingué mais charmant.

Quelque part à un moment donné. Quelque chose comme une série de rencontres imprévues, pourrait-on traduire, en langage journalistique javellisé. En fier héritier du surréalisme, Benoît Chaput, lui, préfère célébrer la magie des coïncidences qui font pleuvoir sur lui les manuscrits incandescents.

La poésie qui lève toute seule

Au commencement, notre héros étudie en communications à l’UQAM. Il ne connaît alors de la poésie que les Rimbaud et Baudelaire qu’il a vaguement fréquentés adolescent, sans que l’émoi ne le foudroie. Sa fascination pour René Magritte l’aimante cependant jusqu’à une anthologie de l’ami du peintre belge, le poète Louis Scutenaire, glanée à la bibliothèque de l’université.

Je ne comprenais rien, mais dans un bon sens! se rappelle celui dont la maison célèbre son quart de siècle en 2017. Je savais qu’il y avait quelque chose là. Le livre était à côté de mon lit. Je l’ai ouvert une nuit, dans un demi-sommeil, et j’ai fait «Ah!». C’était comme une épiphanie. Là, enfin, je com-pre-nais. La poésie a levé toute seule, parce que j’étais dans un état où je n’essayais pas de comprendre. La poésie, quand tu te fais confiance, oui, ça peut lever tout seul!

Sa blonde de l’époque, qui allait se rendre en Belgique rencontrer des graveurs grâce à l’Office Québec-Wallonie Bruxelles pour la jeunesse, lui suggère de remplir lui aussi une demande de bourse. Il l’obtiendra et sera ainsi téléporté jusque dans le salon d’Irène Hamoir, la veuve de Scutenaire. Nous sommes à la fin des années 1980 et il est encore possible de proposer à un organisme le projet d’une série de rencontres avec les survivants du groupe surréaliste de Bruxelles afin de se rendre en Europe sur le bras.

Benoît Chaput à vélo en 1992, année de fondation de L’Oie de Cravan.Benoît Chaput à vélo en 1992, année de fondation de L’Oie de Cravan.

 

Irène Hamoir a plus de quatre-vingt ans, Chaput pas encore trente, mais le whisky et une certaine connivence immémoriale les soudent pendant quelques heures de fécondes conversations. «J’écrivais déjà des poèmes, mais j’avais l’impression que je n’avais pas le français et la culture que ceux que je lisais avaient», raconte le Montréalais d’origine, fils d’une secrétaire et d’un grossiste en plomberie et chauffage. «Irène m’a dit: “La poésie, c’est ta langue à toi. C’est la langue que tu parles.” J’étais peut-être un peu niaiseux, mais pour moi, la langue française, c’était inaccessible.»

Eurêka!

L’Oie de Cravan prend donc son envol d’abord avec, sous ses ailes, les poèmes de Benoît Chaput réunis entre les 38 petites pages du recueil Loin de nos bêtes. L’éditeur en couvre les frais d’impression grâce à une campagne de souscription qui lui permet d’écouler d’emblée cent exemplaires. Il enregistre le nom «L’Oie de Cravan», au cas où, et envoie quelques services de presse à des journalistes triés sur le volet, en s’interdisant de trop alimenter sa propre machine à espoir. Le défunt Jean-Pierre Issenhuth, alors critique de poésie au Devoir, est du nombre.

«Issenhuth, c’était le règne de la terreur. Ça faisait plus d’un an qu’il n’avait pas aimé un livre québécois. J’ouvre Le Devoir un matin et c’était écrit «Eurêka!» en gros. J’ai capoté, je tremblais. Il écrivait [à propos de Loin de nos bêtes] que c’était ce qu’il attendait depuis toujours et il vantait à la fois l’éditeur et l’auteur, sans savoir que c’était le même gars.»

Un peu malgré lui, Benoît Chaput devient éditeur en publiant ensuite les paroles du chanteur Frank Martel, et en signalant d’emblée un parti pris pour la poésie qui se cache dans toutes les formes d’écriture, et non pas pour cette écriture qui n’a de la poésie que la forme. L’élégance des objets-livres que fabrique notre orfèvre de la lenteur se distingue à l’époque des désolantes factures graphiques avec lesquelles des maisons d’édition pourtant respectables abandonnent des poètes méritant mieux. Un tirage entier de Lait frappé de la regrettée Geneviève Castrée est même renvoyé chez l’imprimeur par Chaput; les couvertures, qui devaient être mates, sont arrivées luisantes.

Photo : Hélène FrédérickPhoto : Hélène Frédérick

 

Des accidents de parcours?

Les auteurs phares de la maison parviennent tous jusqu’à Benoît grâce à des accidents, que vous affublerez des mots de destin, synchronicité ou hasard selon l’autel auquel vous vous agenouillez. Des exemples? Patrice Desbiens transmet un manuscrit à Benoît par l’intermédiaire du chanteur publié à L’Oie, Urbain Desbois, qui avait pris l’habitude de rendre visite au mythique poète franco-ontarien dans son appartement rue Saint-Denis. Ça donnera les trois tomes d’En temps et lieux, rare infidélité d’un Desbiens presque marié à la maison de Sudbury, Prise de parole.

Dans une librairie montréalaise, Benoît tombe sur une publication anarchiste française imprimée par un certain Jimmy Gladiator, Hôtel Ouistiti. À l’intérieur: des poèmes de Pierre Peuchemard. «Il parle la langue que je parle», s’écriera-t-il, avant de lui envoyer son propre recueil par la poste. «Nous sommes des frères», lui répond l’aphoriste français. Ils demeureront amis jusqu’à la mort de Peuchemard en 2009.

Chez une amie, Benoît aperçoit, scotchée au mur, une photocopie d’un poème «écœurant». «C’est de ma chum Geneviève Desrosiers. Elle vient de mourir», lui apprend-elle. Avec l’aide de Julie, la sœur de la défunte poète alors jamais publiée autrement qu’en revue, il assemble à partir d’une boîte de manuscrits pêle-mêle le cultissime recueil posthume Nombreux seront nos ennemis, dont près de 4000 copies ont trouvé preneurs.

«C’est très fort, c’est romantique», observe l’éditeur au sujet du pouvoir mystérieux de ce «livre rare». «Les trois quarts des poèmes sont absolument fulgurants. J’aimerais que la mort de l’auteur n’ait rien à voir avec sa popularité, mais ce qui est sûr, c’est que c’est une œuvre qui va toujours rester pure, qui ne sera jamais altérée par un deuxième livre poche.»

Des images un peu mongoles

Par-delà la filiation surréaliste, Benoît Chaput lorgne aussi du côté de la contre-culture américaine. Celui qui peut s’enorgueillir d’avoir été le premier dj des Foufounes électriques (mais qui ne le fera pas, parce que ce n’est pas son genre pantoute) rapaille en recueil les textes du pilier du rock indé américain Mike Watt, puis du critique musical, sous forte influence beat, Byron Coley. Leurs écritures rugueuses et tempétueuses se conjuguent parfaitement avec l’éthique très do-it-yourself de la maison, que Chaput mène seul, à bout de bras (ce qui explique en partie la lenteur dont il se revendique).

Il y a toujours eu cette tension en moi, entre l’Europe classique très littéraire, et le côté punk nord-américain. Pour moi, l’un n’exclut pas l’autre. Patrice Desbiens, par exemple, même s’il parle du quotidien, de choses simples, est assez surréaliste. Il rentre dans la vie intérieure avec des images fortes comme un surréaliste le ferait.

C’est quoi, Benoît, les poèmes sur ta table? Je travaille sur un livre de Jonathan Doré, un gars qui ne vient pas du tout du milieu littéraire. Il a acheté un recueil de Robin Aubert [le cinéaste et comédien a deux livres à son actif à L’Oie], puis ensuite de Patrice Desbiens, et il s’est mis à écrire de la poésie. Il m’a adressé un manuscrit, quelque chose de vraiment spécial. Moi, en poésie, je veux que ça pète, que les images soient un peu mongoles, qu’il y ait de l’impolitesse. Je veux que les mots qui ne doivent pas aller ensemble soient ensemble, et c’est en plein ça qu’il fait.♦

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