Aller au contenu principal

queer +cuir +kuir (une esti de liste)

queer +cuir +kuir (une esti de liste)
Thématique·s
Essai libre
Thématique·s

1. queer

je marchais dans la rue d’un pas décidé trop vite trop fort j’écoutais une playlist1 que je venais de concocter des sons violents de musique électronique expérimentale
je marchais parmi les chantiers parmi les tranchées de la promenade Saint-Hubert paysage idéal fallait que je documente l’expérience
   saisie d’écran
   Instagram
   stories
   écouter des sons violents
   gif funny
une personne hétéro mariée avec enfants m’écrit
   why tho
message bête désobligeant humiliant esti j’ai du fun à catwalker tout croche dans nos tranchées d’un pas désaccordé avec ces sons trop violents qui me guident malgré l’arythmie parce que j’ai l’habitude comprends-tu
j’ai l’habitude des détonations répétées nouées comme mes muscles ma mémoire des regards haineux rouge sang boue trous dans le béton remplis de garnotte de neige brune qui sent la marde
flaques visqueuses qui accueillent les corps dans les cours d’école et les ruelles sombres là où on nous frappe viole tue gay-bash why tho esti question bête in english so cool
posée depuis le confort de tes mélodies doucereuses et de tes chansons tristes qui parlent d’amours hétérosexuelles et d’enfants aimés comprends-tu que je la chéris la violence assourdissante que d’autres comme moi construisent pour mes oreilles tellement sensibles qu’elles décèlent même les silences entre les sons qui résonnent encore dans nos placards2 ces vides entre les cris les coups de feu coups de poing coups de fouet coups de ceinture coups de tête contre la brique coups de corps contre le bitume vois-tu entends-tu les espaces entre ces mots entre les vociférations du père du passant du bully écoute la tranchée entre ton why et ton tho ça sonne pareil comme le père le passant le bully ça ressemble aux tounes de ma playlist3 et aux coups de feu à Orlando that’s why esti parce que ça fesse fort le silence et la violence noués quand c’est au je comme un selfie juste le temps de serrer les dents de se la fermer pour oublier comment parler4
cette puissance liminale cette extase queer de la purge5

 

2. cuir

y a rien de queer dans les listes on en dresse tout le temps d’épicerie to do list playlists pour accompagner nos repas mais la mienne6 n’est pas ligne clôture frontière entre nous elle est liminale liminaire elle est un pont a bridge un puente tout un borderland7
un terrain vague bourré de murs de trous de mines de bombes enfouies qui explosent quand on les piétine quand on danse pour secouer nos cancers nos pandémies nos orgies dans les tranchées8
désespérément peuplées de fosses communes de nos échecs ce savoir qu’on célèbre qu’on couvre de baisers9
c’est pour ça qu’elle est queer ma playlist10 elle est au je
elle est au nous ça c’est plein de je
plein de noms de pseudonymes de gouffres de vacarmes d’hommages aux bruits des autres avant moi mes listes ne sont pas que d’épicerie
elles sont de plaisir de bouffe avec mon amoureux de récits partagés à la chandelle
d’histoires de garçons magiques nés de cendres d’incendies et d’enfances difficiles n’est-ce pas que nous sommes spectaculaires11
complexes avec nos corps gras obèses minces-et-musclés ces corps des autres qu’on désire en cachette et le nôtre qu’on a appris à répudier12 qu’ensemble enfin on redécouvre lentement à chaque bouchée toucher caresse à chaque coup dont on se souvient pour s’aimer mieux plus fort radicalement
grossièrement goulûment plus tout à fait des hommes nous sommes amants couples compagnons une solidarité qui lèche encore ses plaies
sur nos mains liées s’écrit une tierce histoire forme caresses et poings levés
pour qu’on devienne le temps de le dire le temps de le jouir créatures perruques masques de chien chaps cravache et latex guerriers guerrières plein·es d’amour Minotaures sauvages folles à lier dont les armes les plus redoutables sont nos traumas et nos récits qu’on lance depuis la chambre jusqu’à l’horizon13
qu’on scande dans la cuisine ou dans la rue c’est pareil ce sont tous des ponts des voies des couloirs the black alleys of the world14
là où l’on réécoute déplace réévalue supprime reprend remixe nos jeux nos sons nos paroles nos airs de famille auxquels on ajoute des langues des membres des voix des gangs des bandes des bands et des ami·es
   surtout des ami·es
pour que des listes métisses se créent s’écrivent

 

3. kuir

c’est par nos listes qu’on s’écrit
qu’on croise nos p·mères comme un line-up
   Sedgwick +Muñoz +Belcourt +Darsigny +Anzaldúa +Dustan +Landry +Halberstam + Díaz +Mijail
   +Daoust +Preciado +Gopinath +Maréchale +Rivas San Martín
pas que des noms ou des notes en bas de page ce sont nos marges au centre un festival nos listes sont des vers
des poèmes qui font bruire les blancs entre les mots le point médian entre les genres le brun entre les langues
como cuando hablo chileno con mi amiga colombiana que tiene acento agentino dice
   que boluda
et moi je dis
   que weón
   elle dit venite elle dit sos
   je dis ven je dis soy
ça sonne tout croche mais entre nos régionalismes et nos accents chemin faisant il y a tant de récits de vie et de contes funèbres des cimetières millénaires des montagnes une Cordillère entière
l’amitié aussi comme une liste de dictatures d’exils de nations ennemies de sons explosifs qui conversent traversent une route cahoteuse parfois déserte parfois minée une drôle de bande un drôle de band une diaspora queer15 quand on parle boluda weón complètement pété·es dans ce chaos migratoire où les silences et le reggaeton nous débinarisent16 esti that’s why por eso somos amigxs porque suena chueco porque suena real

 

4. (esti)

parce que ça sonne oblique quand je dis queer en français
   queer comme cuir
quand je dis queer en espagnol avec le r qui s’enroule au bout de mes langues
   digo kuir17 no queer
répété avec nos langues sorties18 mêlées réinventées au bout desquelles la bave coule mouille l’intraduisible violence qui s’écrit sur nos tranchées
nos listes de noms de mots nos vers nos chansons douces brutales nos champs lexicaux sont des performances entières de nos amours liées19 de silences écoute-les
entends-les regarde marche donc avec moi
why tho
because it’s queer c’est cuir es kuir esti
parce que toi et moi c’est le début d’une liste et c’est ensemble qu’on s’écrit

 


Nicholas Dawson est l’auteur de La déposition des chemins (La Peuplade, 2010), d’Animitas (La Mèche, 2017) et de Désormais, ma demeure (Triptyque, 2020). Doctorant en études et pratiques des arts (UQAM), il travaille sur le récit de soi, d’exil et de la mémoire dans une approche queer et diasporique de la recherche-création.

  • 1. Arca +Imaabs +Lechuga Zafiro +E-Saggila +KABLAM +Amnesia Scanner
  • 2. Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Durham, Duke University Press, 1990.
  • 3. M.E.S.H +33EMYBW +Rabit +Lotic +Kai Whiston +Gaika +Valesuchi
  • 4. Marie Darsigny, Trente, Montréal, Remue-ménage, 2018.
  • 5. Beatriz Preciado [Paul B. Preciado], Testo Junkie: sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008.
  • 6. Kamixlo +Tzusing +Tomás Urquieta +Actress +Toxe +SOPHIE
  • 7. Gloria E. Anzladúa, Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, 1987.
  • 8. Guillaume Dustan, Je sors ce soir, Paris, P.O.L, 1997.
  • 9. Jack Halberstam, The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press, 2011.
  • 10. Endgame +Air Max’97 +WWINGS +Shygirl +Hyph11e +RUI HO
  • 11. Jean-Paul Daoust, Les garçons magiques, Montréal, VLB, 1986.
  • 12. Pierre-Luc Landry, «FAT +QUEER: réflexions sur l’intersection entre la grosseur et l’identité queer», QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises (Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Gillaume Poirier Girard, dir.), Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020.
  • 13. Mariève Maréchale, La Minotaure, Montréal, Triptyque, 2019.
  • 14. Billy-Ray Belcourt, This Wound is a Word, Calgary, Frontenac House Poetry, 2017.
  • 15. Gayatari Gopinath, Unruly Visions: The Aesthetic Practices of Queer Diaspora, Durham, Duke University Press, 2018.
  • 16. Eve Kosofsky Sedgwick, Tendencies, Durham, Duke University Press, 1993.
  • 17. Eve Kosofsky Sedgwick, Tendencies, Durham, Duke University Press, 1993.
  • 18. Felipe Rivas San Martín, «Diga "queer" con la lengua afuera: sobre las confusiones del debate latinoamericano», Por un feminismo sin mujeres (CUDS dir.), Santiago de Chile, Territorios Sexuales Ediciones, 2011.
  • 19. José Esteban Muñoz, Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics, Minnesota, University of Minnesota Press, 1999.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF