Aller au contenu principal

Printemps nordique

Ce premier roman, publié dans une maison d’édition littéraire qui pratique très peu le genre, est le meilleur polar qu’on a lu depuis longtemps.

Polar

Ce premier roman, publié dans une maison d’édition littéraire qui pratique très peu le genre, est le meilleur polar qu’on a lu depuis longtemps.

Il y a plusieurs choses que j’ai aimées à la lecture de Terminal Grand Nord. En premier lieu l’intrigue, qui est probablement l’élément le plus important s’agissant d’un polar, selon une majorité de lecteurs. Ça commence par un double meurtre près de Schefferville impliquant plusieurs juridictions. Deux jeunes Innues originaires de Maliotenam, une réserve située à Sept-Îles, sont retrouvées mortes dans un sentier. Ça va vite se compliquer. À moins que ce ne soit la complexité qui précède le crime ? Car derrière cette histoire malheureusement banale, il y a un contexte de magouilles politiques et policières, de trafic de drogues et d’influences. Des ministres en goguette ; des politiciens locaux qui détournent parfois le regard.

Un policier vedette de Montréal, Émile Morin, est dépêché sur place par un gouvernement désireux de faire bonne figure ; on est anxieux à Québec parce que la Direction des poursuites criminelles et pénales est sur le point d’annoncer que les abus de policiers envers des femmes autochtones n’auront pas de conséquences légales. « Preuve pas assez solide. » « Témoins pas crédibles. »

Morin s’adjoint la compagnie de son ami auteur, Giovanni « Johnny » Celani, qui a vécu là-bas à une époque qui lui semble une autre vie ; il sera son guide dans cet univers nouveau pour le policier. Une intrigue peut-être pas des plus originales, mais qui s’adosse très solidement à l’actualité récente, voilà qui stimule l’intérêt dès les premières pages.

Couleurs locales

J’ai beaucoup aimé la galerie de personnages : l’enquêteur Morin d’abord, un homme intelligent et volontaire, qui a été créé loin du cliché de l’inspecteur irrécupérable et obligatoirement alcoolique ; Johnny Celani, qui ajoute un côté littéraire immédiat (et justifié) au livre, surtout dans les parties dont il est le narrateur — ses incursions dans le passé des personnages qu’il a connus étant plus jeune servent le récit et lui donnent une belle couleur — ; enfin Antoine, un hôtelier pas piqué des coquerelles et vieux séducteur, qui n’arrivera probablement jamais à prendre sa retraite, ni des affaires ni des dames !

J’ai apprécié la structure d’ensemble, faite de changements de narrateurs et de points de vue, avec des retours en arrière, qui permettent à l’autrice d’embrasser pleinement son sujet, risqué s’il en est, pour ainsi dire sans faux pas. Elle n’a peut-être pas encore atteint le niveau de Donald Westlake, qui comme son cousin spirituel Elmore Leonard était un maître du point de vue, mais on a clairement affaire à une bonne élève. Son style, qu’on pourrait qualifier de « littéraire mais pas trop », est très fluide, rythmé, par moments particulièrement juste, sans être flamboyant. Il y a de la maturité à l’œuvre (je ne connais pas l’âge de l’autrice), ou encore un bon travail éditorial ; probablement les deux.

« Big picture »

Mais enfin, et surtout, j’ai adoré son aplomb, son ambition même. Lafortune garde tout le long une hauteur de vue qui fait du bien à lire. Le roman devient alors plus qu’une anecdote violente fictive qu’on dévore et oublie, mais, pour ainsi dire, un peu une vision du monde, où ce ne sont pas seulement les individus criminels qui sont fautifs, mais ce système qui les tolère, les encourage, les nourrit, et finalement les enfante. Si à la fin du roman, ce sont les simples exécutants qui sont punis, on a au moins regardé dans les yeux le mal dans son ensemble, le big picture, comme dit à un moment Christian Dutronc, un homme de l’ombre, un magouilleur non élu qui tire les ficelles.

Ce monde de politiciens, au mieux faibles et influençables, et de ceux qui les manipulent grâce à l’argent, au sexe ou au chantage, ce monde où riches et parvenus décident du sort de peuples et de territoires, il existe bel et bien. Ce n’est pas dans Terminal Grand Nord qu’on le verra tomber (ce serait là plutôt une histoire pour un livre d’anticipation). Mais nous savons qui sont les vrais coupables, et nous avons pu admirer brièvement quelques hommes et femmes intègres qui pourraient les inquiéter : un policier, une politicienne, un philosophe de taverne et une future travailleuse sociale, dont on aimerait qu’il en existe plus dans la vraie vie. ♦

Le livre n’est pas sans défauts. J’y ai trouvé quelques clichés. Fallait-il vraiment deux figures de sages amérindiens : Sam, qui prodigue ses conseils au bar de l’hôtel en échange d’une bière et un chamane en tournée ? (Ce n’est pas la quantité réelle de sages chez les Premières Nations qui est ici discutée, bien sûr.) Un triangle amoureux un peu convenu aurait pu être amélioré. Le sort d’un ou deux personnages aurait pu être moins expédié.

Des broutilles, quoi ! Quand on trouve une nouvelle plume pour tenir le polar au chaud, on ne boude pas son plaisir. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Isabelle Lafortune
Montréal, XYZ
2019, 352 p., 27.95 $