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Prêter le coeur

Sophie Jodoin, à partir d’une proposition simple, offre un livre complexe et brillant.

Thématique·s
Beau livre

Sophie Jodoin, à partir d’une proposition simple, offre un livre complexe et brillant.

Thématique·s

tout ce qui revient de l’oubli
revient pour trouver une voix

Louise Glück

Vous connaissez peut-être désormais Le Laps — ainsi que l’éditrice acharnée qui l’anime, Marie-Douce Saint-Jacques — si vous avez lu dans ces pages le portrait qu’en a dressé Dominic Tardif. Fondée en 2013, cette maison d’édition indépendante «offre une tribune livresque à des artistes issus de l’art actuel ou expérimental» (LQ, no 171, automne 2018). La maison poursuit son voyage éditorial en publiant Sophie Jodoin, qui, par le biais de médiums divers, traite du «corps comme sujet et du dessin comme pratique».

Les confessions, tiré à quatre cents exemplaires, est un livre d’artiste de petite taille qui se glisse aisément, comme les précédents titres de la maison, dans la poche-revolver d’un pantalon. Sa couverture est blanche et légèrement texturée, accompagnée de rabats où se cache une citation sur laquelle je reviendrai. La quatrième de couverture présente un autoportrait de l’artiste, représentée simplement, en plein centre, par la lettre «S», d’assez petite taille. Discret, l’autoportrait suggère d’emblée l’humilité et la modestie, comme si d’entrée de jeu, avant même qu’on ait ouvert le livre, l’artiste tentait d’insinuer quelque chose. Celle qui dans sa pratique «interroge les manifestations du féminin, de l’intime, de la perte, de l’absence, et du langage» intervient, interpelle l’autre, mais pour lui laisser la place — ou du moins, la possibilité d’une place. Le livre est composé de pages de garde et de faux-titre venant de divers livres ayant pour titre un prénom féminin: quarante-cinq au total sur des doubles pages, que l’artiste a au préalable photocopiées, donnant ainsi une palette aux tons gris pâle. Ce sont ces pages photocopiées qui sont reproduites dans l’ouvrage, centrées, recadrées légèrement par la blancheur de la page.

Espace de parole

J’ai été plutôt dérouté par la proposition de Sophie Jodoin, tant la densité de son minimalisme est radicale. À première vue, on y trouve peu. Mais les détails se mettent progressivement à fuser et offrent de brillantes perspectives de lecture. Il y a dans cette œuvre conceptuelle qui utilise les codes du livre une audace et une grande force parce que l’artiste réussit à instaurer, dans le lieu même du livre, un espace sécuritaire où toutes les confessions sont permises — bien que rien ne soit dit, tout y étant suggéré — et auquel les lecteurs·trices parviennent à s’identifier.

Où sont-elles ces confessions? Pas l’écho d’une voix sur la page, si ce n’est les noms de ces femmes qui défilent, que l’on nomme et qui se mettent à exister. L’artiste ne raconte rien, ne note rien: elle semble là pour recueillir, pour écouter. Et ce, malgré l’injonction de Monique Régimbald-Zeiber, dont la citation occupe les deux rabats du livre: «Prête l’oreille»; «Entends-tu comment elles se taisent?» Le sens de tels exergues suggère un triste constat, mais Jodoin en prend le contrepied et tente de prouver son contraire sans disqualifier l’essence de la citation, témoignant aussi de la difficulté de prendre la parole. Comme il n’y a aucune trace écrite de confessions dans le livre, on pourrait donner raison à Régimbald-Zeiber: en effet, ces femmes, bien qu’appelées, se taisent; toutefois, le livre joue aussi de ce «silence». Il fait appel à notre imaginaire collectif relatif à l’histoire des revendications féminines et féministes et fait exister cet espace comme derrière une sorte de miroir sans tain.

La force du projet tient de cette ouverture. Il est possible d’y voir l’influence du mouvement #MeToo, mais pas seulement; le livre n’est pas «arrêté» dans le temps ni ne nomme des faits précis, les lecteurs·trices y participent activement, renvoient leurs propres confessions, car l’espace est disponible désormais, l’oreille est là. Il est dès lors possible de prendre cet espace pour soi-même, pour une sœur, une mère, une amie. Le livre, après tout, nous fait confiance. La dernière page, dont le titre est «Rappelez-moi votre nom», est probante de ce point de vue. Elle suggère peut-être dans un premier temps le bal incessant et malheureux de nouvelles victimes, quand d’autres y entendront l’appel narquois d’un homme qui ne se donne pas la peine de se rappeler le nom d’une femme, parce qu’inexistante à ses yeux.

Oserais-je espérer, pour ma part, une pensée plus lumineuse, une voix amie qui invite d’autres femmes à prendre la place leur revenant de droit. Souhaitons-le.

Les confessions est un livre complexe et beau, que l’on tient près de soi, et qui finit par s’intimiser en nous. Il agit telle une prise de conscience bienveillante qui nous porte plus loin. ♦

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Sophie Jodoin
Montréal, Le Laps
2019, 98 p., 15.00 $