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Pourquoi mon livre nul à chier ne remportera jamais de prix

Pourquoi mon livre nul à chier ne remportera jamais de prix
Thématique·s
La vie dans les ruines
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Je n’ai jamais gagné quoi que ce soit de ma vie. Même à la petite école, quand la maîtresse faisait tirer des babioles le vendredi après-midi, ce n’était jamais à mon tour de marcher de façon triomphante jusqu’en avant de la classe pour récupérer triomphalement le cossin acheté au Dollarama tant convoité. Je n’ai jamais rien gagné, même pas un billet de loterie gratuit, même pas un beigne après avoir déroulé le rebord de mon gobelet en carton, rien, niet, nada.

Alors quand je me suis mise à écrire, je me suis dit que c’était râpé, que jamais je n’allais manger des petits fours à Rideau Hall, que jamais la Vice-Reine n’allait donner l’accolade à la reine du vice. J’en suis à mon quatrième bouquin et je peux vous confirmer que j’avais querissement raison, les libraires me boudent, les salons du livre ne savent pas que j’existe et même les collégien·nes ne me trouvent pas de leur niveau. Ne pleurez pas pour moi, c’était mon destin, car je fais de la littérature d’avant-garde… ou de la littérature nulle à chier (parce que les deux sont indiscernables et font partie du même champ littéraire).

Ne vous fiez pas à ma parole, moi, je ne connais rien. Allez plutôt lire ce que Catherine Lalonde racontait dans un article publié dans Le Devoir en 2021. Elle reprenait les propos de la professeure Marie-Pier Luneau qui divisait la littérature en trois champs: la littérature populaire, la littérature du milieu et la littérature d’avant-garde et/ou nulle à chier (ok, j’avoue qu’elle n’emploie pas ce dernier terme, je paraphrase).

Ahem… finalement, non, n’allez pas le lire, vous allez gaspiller une de vos quatre lectures mensuelles gratos du Devoir: je vous le résume ici avec un tableau ultra-pratique qui, en prime, vous permettra de ne pas encourager Christian Rioux par inadvertance.

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Autrement dit, les bouquins que la plupart des gens aiment lire, qu’ils achètent au Costco ou à la pharmacie, ne gagnent jamais de prix. Déjà que leurs éditeurs font du cash, il ne faudrait pas ambitionner, ça ferait vulgaire. La littérature du milieu, quant à elle, est écrite par les personnes que vous lisez dans ce magazine; c’est la Haute Littérature, écrite par des professeur·es de lettres et probablement lue par ces mêmes professeur·es de lettres et leurs étudiant·es, ce qui explique leurs faibles ventes. Sauf que franchement, très chère, la Littérature avec un gros L majuscule ne s’embarrasse pas de viles considérations mercantiles; comme toutes les autres formes élevées de l’expression humaine, elle ne se soucie que de subventions – et de piges à la Première chaîne de la SRC.

Reste la troisième catégorie, à laquelle j’appartiens: celle de la littérature d’avant-garde et des livres nuls à chier. Ici, on distingue difficilement le ratage du génie, la camelote du sublime. Comment pourrait-il en être autrement? Il y a tant de fumistes qui font passer leurs niaiseries pour de l’expérimentation – et tant de dilettantes qui accouchent par accident d’un chef-d’œuvre. Ces livres sont comme le chat de Schrödinger: à la fois d’avant-garde et nuls à chier, flottant dans les limbes de ces deux états superposés qui ne sont résolus que lorsqu’ils sont observés par des lecteur·rices doté·es d’un peu de curiosité.

Le public ne se laisse pas berner: il n’achète pas de livres d’avant-garde et/ou nuls à chier et je le félicite pour sa lucidité. Les jurys, quant à eux, craignent de couronner accidentellement un navet et de se couvrir de ridicule; ils préfèrent jouer safe en choisissant le dernier bouquin de leur collègue de fac. Voilà pourquoi les livres d’avant-garde et/ou nuls à chier ramassent la poussière et l’oubli peu de temps après avoir visité les tables d’Expozine.

L’autre problème des livres d’avant-garde et/ou nuls à chier, c’est qu’ils ne correspondent pas aux catégories établies par les prix littéraires. Les miens ne sont ni des romans, ni de la poésie, ni des nouvelles, ni du théâtre, ni des essais, ni des récits, ni des biographies, ni des recettes à la mijoteuse. Certains ne sont même pas des livres. Quel prix pourrait-on me décerner? Celui du meilleur effort? Celui de la plus belle personnalité? Celui du plus grand nombre de saucisses à hot-dog ingérées en quinze minutes?

Je le répète, ne pleurez pas pour moi. Je sais bien que tout ce qui est une réussite est nécessairement aussi une catastrophe, car rien ne peut réussir sans confirmer les conditions dans lesquelles se trouve le monde et participer à sa pérennité. Le succès n’est possible que dans l’adéquation avec le monde tel qu’il est – et c’est une chose qui ne m’intéresse pas. Mes livres d’avant-garde et/ou nuls à chier sont ratés, parce qu’ils nuisent à la production du réel. Rater, c’est saboter le mode de production – et donc, ultimement, se saborder soi-même.

Enfin, il faut se rendre à l’évidence que les prix servent davantage à honorer celleux qui les décernent que celleux qui les reçoivent. Est-ce que j’ai vraiment envie de faire partie d’un club qui m’accepterait comme membre? Probablement pas – à moins qu’il ne me remette le prix Groucho-Marx de la plus belle moustache postiche.

 


Anne Archet se consacre à la littérature nulle à chier depuis qu’elle est en âge de faire des fautes d’orthographe. Elle sait déjà qu’elle n’est rien d’autre qu’une jalouse mesquine et amère, alors inutile d’aller l’apostropher à ce sujet sur Twitter.

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