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Pour dépasser le goût

Dossier
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Dans tous les débats qui portent sur la remise en question de l’universalité des valeurs, le spectre du relativisme est brandi par ceux qui craignent plus que tout la remise en question des normes solides. Pourtant, tout porte à croire qu’il peut exister une voie mitoyenne, celle d’une pensée critique rigoureuse qui ne serait pas guidée par la recherche d’un absolu comme la vérité ou par une quête d’autorité.

Nous sommes nombreux à estimer que les notions de beau et de bon ne sont ni universelles ni atemporelles, c’est-à-dire que nos conceptions du beau et du bon sont culturellement, sociologiquement et historiquement ancrées. Comment peut-on éviter le piège d’un relativisme complet qui s’appuierait sur l’idée que tous les goûts sont dans la nature et ne se discutent pas, une posture qui nécessairement invaliderait toute parole critique? Il faudrait créer un espace critique analytique où la notion du goût ne serait pas le pivot de toute réflexion, mais où les rapports de pouvoir qui sont au cœur de la production, de la diffusion et de la réception des arts ne seraient pas oblitérés.

Une affaire de goût

Lorsque je présente des conférences, je suis toujours étonnée de constater qu’on me pose encore des questions sur l’objectivité de la critique. La critique est d’abord un travail de réception: je ne vois pas comment cette rencontre avec la parole artistique pourrait se faire dans une logique d’objectivité. Par contre, la subjectivité n’implique pas qu’on s’appuie uniquement sur le goût et le dégoût; la subjectivité est informée par une multitude d’éléments affectifs et intellectuels, et c’est par là que s’organise la pensée.

Mais une critique qui n’est qu’une affaire de goût, on en lit et on en entend beaucoup. L’exercice donne des arguments à ceux qui défendent l’idée que n’importe qui peut faire de la critique. S’il s’agit de dire simplement comment on s’est senti devant une œuvre, effectivement tout le monde peut le faire, et il peut paraître étonnant qu’une opinion parmi d’autres soit en posture d’autorité en ces matières. Pour reprendre un terme à la mode dans les médias: n’importe qui peut être un prescripteur… il faut un peu plus pour devenir critique. Dans la mesure où la critique est faite par des gens qualifiés qui sont en mesure d’énoncer un point de vue informé dans un contexte où ils ont les moyens (espace, temps,etc.) de développer une analyse, il est plus facile de défendre la particularité de cette parole spécifique, si ce n’est son autorité.

L’autorité critique

La critique est souvent perçue comme une posture d’autorité. Il y aurait d’abord l’œuvre, ensuite la critique, qui profiterait de sa hauteur pour nommer l’œuvre, ses succès et ses insuccès, marquant ainsi le point final de la chaîne de création-production-diffusion-réception. J’écrivais dans Métier critique (Septentrion, 2014) qu’il faut casser ce modèle et cesser de voir la critique comme un point final. La critique est un discours parmi d’autres (comme l’art d’ailleurs) et il faut penser la relation à l’horizontale.

Au lieu d’être une posture d’autorité, la posture critique pourrait être celle du reflet; ou, comme l’écrivait Bertrand Leclair, la posture du témoin plutôt que la posture du jug1. Cela ne veut pas dire qu’il faut vider la critique de son rôle d’évaluation, mais il ne faut pas en faire le seul moteur.

Remettre en question l’autorité de la posture critique, ce n’est pas tout. Le milieu des arts est pétri de rapports de pouvoir (inégalités des moyens de production, poids du vedettariat, domination de certaines disciplines,etc.) et la question qui me semble plus urgente que jamais est de savoir si la critique doit tenir compte du contexte de pouvoir dans lequel est produite et diffusée une œuvre.

Dans une perspective où l’on estime que la relation avec l’œuvre doit exclure ce type de considérations, le critique se fiera toujours aux mêmes critères pour analyser et évaluer une œuvre. Mais un tel détachement est-il seulement possible? J’ai un préjugé positif envers certaines maisons d’édition soit parce qu’elles ont une cote positive (prix, reconnaissances,etc.), soit parce que j’aime leur catalogue; je ne peux pas entrer en relation avec un livre sans que ce filtre soit actif. Ou encore: peut-on se détacher complètement du fait que certaines œuvres sont portées par une publicité massive (que cela nous rende positifs ou négatifs à leur endroit)?

Comme il m’apparaît impossible de faire fi de ce contexte, il me semble que la critique devrait en tenir compte dans une approche réflexive, c’est-à-dire comprendre comment elle se laisse influencer et comment elle peut être transparente par rapport à ces influences. Souvent, ce n’est pas tant dans l’évaluation de l’œuvre qu’une telle prise de conscience est nécessaire, mais dans les outils rhétoriques utilisés. On le sait, l’emphase (positive et négative) est à la mode et les paroles polémiques ont la cote, mais ces outils ne méritent peut-être pas d’être toujours utilisés. Recevoir sur le même ton, éventuellement avec la même agressivité, une œuvre médiocre dont personne n’a entendu parler et une œuvre médiocre dont tout le monde entendra parler, c’est croire que la critique n’est pas partie intégrante d’un écosystème où les inégalités ont une importance. Même chose si l’on refuse de reconnaître que nos critères pour détemriner le beau et le bon devraient aussi être un enjeu de la discussion critique.

De plus en plus, je crois à une critique située qui assume ses partis pris et les rapports de pouvoir dans lesquels elle évolue, consciente de l’autorité qu’elle dégage souvent (même lorsqu’elle ne le souhaite pas), analytique avec conviction, mais en se méfiant des certitudes. Une critique capable de se dire insuffisante devant certaines propositions. Une critique qui se questionne sur l’objet qui l’intéresse, mais aussi sur elle-même.♦

 


Catherine Voyer-Léger est essayiste, chroniqueuse et travailleuse culturelle. Elle a publié trois livres dont l’essai Métier critique (Septentrion, 2014).

  • 1. Bertrand Leclair, «Point d’achoppement», Les temps modernes, n°672, janvier-mars 2013, p. 232-241.
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