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Poulpe fiction

D’une inventivité scénaristique qui fait envie, Aquariums, le deuxième roman apocalyptique de J. D. Kurtness, souffre d’un manque de cohésion qui complique le déploiement de sa bouillonnante mise en scène «infectieuse».

Roman

D’une inventivité scénaristique qui fait envie, Aquariums, le deuxième roman apocalyptique de J. D. Kurtness, souffre d’un manque de cohésion qui complique le déploiement de sa bouillonnante mise en scène «infectieuse».

Tout se passe comme si l’autrice ne parvenait pas complètement à convertir sa passion envers la biologie et les mondes sous-marins en flux littéraire consistant. Il semble qu’elle peine à faire percoler ses foyers narratifs dans un substrat autre que celui de l’adolescente neuro-atypique et décalée, qu’au demeurant elle incarne très bien, mais qui l’empêche néanmoins de lier ses mondes adjacents à un «biotope» entier. Or, quand il s’agit de tordre le cou aux schèmes narratifs couramment adoptés par des romanciers rompus aux pastiches, l’autrice originaire de Chicoutimi puise dans un réservoir à idées aussi ample que l’hégémonie de l’aliénation dans La servante écarlate.

Intelligence prospective

À n’en pas douter, l’autrice de De vengeance fait preuve d’une intelligence prospective redoutable, en ce sens que ses visions d’un futur proche, qu’elle encapsule dans son récit avec un plaisir et une verve contagieux, sont comme des canons-harpons faisant mouche sur des trajectoires potentielles que notre monde semble condamné à emprunter. J. D. Kurtness détient-elle cette légendaire boule de cristal? Dispose-t-elle d’un réseau d’éminences grises ou d’un think tank personnel qui se consacrerait à alimenter son regard? Non, et même si une telle chose existait, J. D. Kurtness donne l’impression qu’elle valoriserait davantage l’autonomie de sa quête littéraire plutôt que la dictée. Bien sûr, choisir la rage comme fléau ne constitue sans doute pas, à proprement parler, une idée-force décisive et inédite. Puisque l’hygiénisme social a d’ores et déjà franchi les portes de l’absurde, on voit mal comment une telle calamité pourrait se propager sans alerter les experts de la totalité. La force de la romancière réside aussi puissamment dans sa capacité à présenter le réel en résonance avec le légendaire, les mondes anciens et perdus qui disent quelque chose de capital sur les modalités d’existence actuelles. En clair, une capacité très rare à intriquer le global dans un jeu de miroir serré avec le local.

«Désert de farine»

Celle qui nous avait subjugués avec un premier roman à l’humour corrosif multiplie les situations narratives originales, voire hilarantes: une Volvo parlante qui raisonne et fait preuve de jalousie; une «sorcière» qui traficote ses philtres d’amour et les accompagne de conseils affectifs judicieux; sans oublier le duel entre une baleine et un calmar géant qui fait rage en plein cœur d’un fjord, sous les yeux ébahis d’un proscrit, lequel se fera tatouer la scène sur son corps.

J. D. Kurtness, c’est la fraîcheur littéraire dans son expression la plus décloisonnante; c’est une lecture du monde régionaliste qui fait la part belle aux institutions périphériques et au territoire indomptable. Même quand elle emprunte la glissante pente de l’anthropomorphisme, celle qui a étudié les microbes à Montréal incarne un porte-voix crédible et de grand talent. S’il existait un parlement représentatif de la cause animale, nous devrions l’élire sans hésiter! Alors que la plupart des auteurs contemporains pêchent par excès de mièvrerie lorsqu’il est question de faire parler la faune, J. D. Kurtness démontre plutôt l’étendue de sa sensibilité poétique conjuguée à une ferveur écologiste:

Une pensée irrationnelle et pathétique ne me lâche pas: c’est le désespoir qui a tué cette baleine. Me voilà maintenant à flotter au-dessus d’elle. Une baleine boréale déjà vieille avant même que je sois au monde. […] J’essaie tant bien que mal de faire revivre des mondes perdus, de reculer l’horloge et de figer dans l’ambre mes maigres réussites, une tâche impossible puisque la vie est d’abord une question de mouvement.

«Zone crépusculaire»

Avec J. D. Kurtness, les rituels ancestraux n’adoubent pas automatiquement leurs défenseurs; les petits cousins qui regardent de la pornographie ne se résument pas à cette activité scabreuse: ils ont beaucoup d’autres choses à offrir; le laxisme des parents ne se solde pas toujours par une éducation carencée et un abonnement à une pharmacopée délétère. En somme, le regard que Kurtness pose sur nos sociétés postmodernes prend appui sur le pluralisme de ce qui advient. Il n’est pas sclérosé. On ne peut taxer Kurtness d’être téléologique: elle est plutôt scatologique, mais bizarrement, cela sert bien son propos. Le plus grand reproche que l’on peut adresser à Aquariums est de se clore sur une précipitation frustrante et de faire émerger de beaux protagonistes qui disparaissent trop abruptement. L’autrice aurait gagné à ventiler les informations de son «épilogue» plutôt que d’opter pour une forme romanesque de type fiction poulpeuse, c’est-à-dire de choisir une architecture ressemblant à celle du poulpe, au sein de laquelle «chaque bras forme un système nerveux autonome». Malgré cela, J.-D.Kurtness s’impose comme la créative championne d’une littérature qu’on ne veut pas négliger. Bien au contraire… ♦

Auteur·e·s
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J.D. Kurtness
Longueuil, L'instant même
2019, 160 p., 21.95 $