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Ponte dei Miracoli

Récit
Thématique·s
Alain LefortPhoto : Alain Lefort

 

Le temps d’un voyage ne s’encapsule pas dans un récit protecteur. À peine on collectionne des images, des objets qui seront utilisés plus tard pour basculer dans la pensée, le langage, la fiction. Des têtes de squelettes en verre de Murano, un masque de chat caché sous les draps, la pluie qui arrive sans avertissement, les gondoliers forçant contre les vagues à l’entrée du Grand Canal, les églises fermées quand enfin on y arrive, les images du film Don’t Look Now1 avec des flashs rouges sur les canaux la nuit. Je suis encore à Venise.

C’est par le son que je suis entrée dans la ville. Au premier matin, j’ai été réveillée par un miracle: aucun bruit, juste le son des barques qui clapotent dans le rio du Campiello de Terco à côté. Je n’étais pas censée être ici, et j’avais passé la nuit à me demander à quelle impulsion j’avais obéi. J’appréhendais quelque chose, d’être immunisée contre la beauté, de perdre l’équilibre sur l’eau, de ne pas être capable de racheter un séjour que j’avais fait il y a longtemps et qui s’apparentait plus à un enfer qu’à une idylle. C’était mal me connaître. Je me suis levée. J’ai emprunté la Via Garibaldi et j’ai commencé à dériver, vaporetto de papier à travers le lacis des canaux.

Bientôt, la pluie est venue, en torrents. De l’eau, de l’eau partout. Plus tard, une marée m’a bloqué le passage jusqu’au Palazzo Fortuny. Acqua alta, m’a dit la vendeuse d’une petite boutique de souvenirs. J’ai acheté ses bottes en plastique roses, je les ai enfilées, et j’ai pénétré dans ce cabinet de curiosités géant où un tableau de Basquiat, beau à pleurer, jetant ses couleurs sur des menhirs néolithiques, m’a accueillie puis entraînée dans le noir scintillant. Rêves et magie, archives de l’esprit humain et de la forme animale; voilà ce qui me trouve toujours en voyage. Et cette fois, mes yeux me le disaient, ce serait plus que jamais.

Quand je suis sortie du palais, la marée s’était retirée. Mais la pluie, non. La pluie, une cape noire. Cela n’allait pas m’empêcher de marcher dans ce labyrinthe à histoires, cette ville ornée de lions et de personnages de pierre, cette ville rose, et rouge, et or, qui en contient au moins une autre, ténébreuse, en camaïeu de sépias et de gris. C’est pour voir l’ombre des choses que je me suis engagée sous chaque sotoportego croisé au fil de mes déambulations. À la sortie du plus étroit d’entre eux, dans Castello, où j’habite, je me suis souvenue de ma peur.

J’avais seize ans, un bateau noir glissait plus que lentement dans le brouillard sur le canal. Julie Christie s’y tenait, droite, tout en noir. C’est la mort qui avançait ainsi, la mort me fixait, comme souvent au cinéma, et cela m’a plongée dans un tel effroi que pendant des nuits ensuite j’ai perdu le sommeil. J’ai toujours su qu’il y avait un monde inondé sous la beauté. Venise en est bien l’exemple le plus frappant. Sous elle, une forêt de pilotis se déploie parmi les fantômes. Mais ce soir-là, ces images ont empli l’espace jusque-là innomé de mon angoisse.

Je me suis souvenue et j’ai soudain compris pourquoi une tristesse pauvre m’accompagnait quand je regardais maintenant tous ces gens défiler sur l’eau. Vers où allaient-ils? Les gondoles sont des cercueils et c’était bien mon propre fantôme qui errait ici.

Je me suis alors mise à chercher la Chiesa dei Miracoli, comme si dans la visite de cette église résidait tout d’un coup l’élément crucial, la clé de voûte de mon voyage. Je ne l’ai pas trouvée. Pourtant elle était là, tout près. Ainsi va Venise; un morceau de la carte nous échappe et le désir gonfle. J’ai fini par la repérer, mais chaque fois que j’y suis arrivée, la porte était close. La veille de mon départ, j’ai retraversé le petit pont du miracle en me disant que c’était un signe: la mort attendrait, et ici je reviendrais.

Chez moi, j’ai revu le film qui m’avait plongée dans un tel désarroi. Bien sûr, j’en ai redécouvert chaque scène avec un supplément d’évocation, d’autant plus que l’action se passe en grande partie dans le quartier du Castello. L’eau est le contrepoint hanté qui en soutient toute la composition, cela me frappe davantage aujourd’hui. Mais nous sommes à Venise après tout, et la silhouette de la petite fille noyée se reflète aux détours des canaux. J’avais oublié que cette enfant était morte noyée. Cela revêt une certaine importance, rétrospectivement, car les figures d’Ophélie et les sirènes sont si présentes dans le monde que j’écris. Je me demande cependant comment il se peut que j’aie eu si peur. L’occulte, je sais bien. Mais tout de même. Et puis j’ai reconnu le Ponte dei Miracoli. J’ai fait un retour en arrière, subjuguée. C’était bien le pont, c’était l’église impénétrable. Une figure contenant l’image du film en entier. Un totem. Et quarante-quatre ans plus tard, avant même d’avoir revu le film, j’en avais fait un motif de ce récit à cause d’une soudaine obsession. Est-ce qu’une image-seconde s’était imprégnée à ce point dans ma mémoire? Je l’ignore. Et c’est bien ainsi. Car tout se passe dans ce corridor étroit où je fuis moi-même la mort, dans une salle de cinéma à seize ans, ou sur un pont de Venise, observant le temps dans le miroir de l’eau.♦

 


Animal hybride, Élise Turcotte aime se déplacer entre les genres. Elle écrit et publie des livres depuis plus de 35 ans.

Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulièrement à LQ. [alainlefort.com]

  • 1. Don’t Look Now, film de Nicolas Roeg adapté d’une nouvelle de Daphné Du Maurier, avec Julie Christie et Donald Sutherland, 1973.
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