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Point de rencontre

Rédaction épicène

Je dois l’admettre, l’idée de voir mes mots imprimés dans cette revue dont nous analysions les articles alors que j’entamais mon baccalauréat en études littéraires à l’Université Laval me remplit d’une grande joie, mêlée d’une légère crainte.

Lux, personne non binaire, drop out notoire, avec sa dégaine de marginale, dans un numéro de Lettres québécoises consacré à la parole des «femmes»! Je me suis posé la question: ma présence est-elle légitime ici, dans ce numéro? Aujourd’hui, la réponse m’est apparue, claire et limpide. J’ai amorcé la rédaction de ce texte le 6 décembre 2020, soit trente et un ans après la tuerie de Polytechnique. L’assassin n’a sans doute pas pris le temps de demander à ces femmes leurs pronoms. Les personnes assignées femmes, ou encore les femmes transgenres, vivent au quotidien avec les lourdes conséquences du patriarcat, tout comme les femmes cisgenres. Nos combats sont communs. Je suis ici avec vous.

Ma pratique, en poésie, se résume à raconter des histoires. Sur scène et à la radio, j’improvise à l’aide d’un langage assez familier, que je veux accessible et inclusif. Mes textes, présentés sous la forme d’anecdotes poétiques, ont cette caractéristique de ratisser large. Mon vécu me sert d’impulsion créative. Souvent, j’utilise l’autodérision, je reviens sur mes moins bons coups, mes occasions d’apprentissage. Les thèmes que j’aborde sont reliés à des causes comme l’homophobie, la transphobie, ou encore l’exclusion sociale. L’intimidation, la maladie mentale et toute forme d’injustice risquent de se retrouver tôt ou tard dans une de mes performances. Je choisis mes sujets en mesurant l’énergie de la foule, en écoutant les conversations avant de monter sur scène. Pour me préparer à performer à la radio, je tâte le pouls des réseaux sociaux, j’observe les passants en marchant vers la station. Le contact avec les gens m’est précieux, car ils m’inspirent, me poussent à me raconter. On a comparé mes textes à des contes, ou à des paraboles modernes, qui se veulent bienveillantes et bien sûr poétiques. Puisque les mots ne sont pas imprimés et restent flottants dans la mémoire du public, il importe qu’ils soient justes, du premier coup. En direct, il n’y a pas de prise deux.

Il m’arrive de douter, d’omettre la version féminine d’un mot, de me tromper d’accord inclusif sur scène. Autant d’occasions de créer un lien avec le public, de montrer qu’on apprend, qu’on déconstruit des réflexes oppressifs ensemble. J’essaie d’utiliser une grammaire inclusive et de réfléchir à la construction de mes interventions de manière à n’invisibiliser personne. Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi. Au début, j’y étais même réfractaire! Je garde le souvenir précis d’une discussion avec une étudiante en rédaction professionnelle, en 2013, à l’université. Ça a été mon premier contact avec cette façon d’écrire et de penser. Elle m’a dit: «Tous mes textes sont rédigés de manière épicène. C’est l’avenir. Le masculin qui l’emporte sur le féminin, c’est non.»

Je m’étais alors promis d’ouvrir l’œil, pour mieux comprendre ce dont elle parlait. Je me suis tournée vers les réseaux sociaux, plutôt que vers les livres et les études sérieuses. Je voulais découvrir ce qui se passait, ici maintenant. J’y ai vu apparaître des articles flanqués de mises en garde: «La forme féminine est utilisée pour alléger le texte. C’est le contraire, qui est lourd!» Des statuts bourrés de points médians, de mots esquintés, m’ont fait remettre en question ma propre littératie.

Au début, quand je lisais des textes inclusifs, l’orthographe et la grammaire me semblaient mystérieuses. Ceux rédigés de manière épicène suivaient une progression qui m’échappait.
Je me suis dit que seul·es quelques intellectuel·les allaient s’y intéresser. Je m’y suis toutefois habituée, à force de lire des textes composés d’une ou de l’autre façon. Je me disais que si cela pouvait apaiser des personnes, de se sentir visibles, alors c’était nécessaire. Dans ma création, j’ai effectué un virage très discret. D’abord en reformulant mes phrases. Le défi de rythmer mes vers en considérant que je devais ajouter des mots s’est fait assez facilement. Lorsque les textes naissent en moi, je «vois» les gens agir. Mais c’était cela: une prise de conscience de l’impact des mots utilisés pour moi, mais aussi pour le public qui, soudain, avait un accès plus précis à ma pensée.

Lorsque j’ai connu des jeunes personnes queers qui apprenaient ENCORE que le masculin l’emporte sur le féminin, que c’est comme ça en français, j’ai allumé. Je me suis revue, à la petite école, baissant la tête en lisant ces règles, ne me reconnaissant nulle part. Il fallait prendre l’identité qui m’avait été attribuée à la naissance. Ce sentiment, non seulement d’être une personne de seconde zone, mais pire, d’être anormale, a duré longtemps.

Puis, j’ai fait la connaissance d’artistes, de poètes, qui exigeaient que l’on s’adresse à elleux en utilisant les pronoms inclusifs. J’ai dû apprendre, et vite, à les utiliser, sans me tromper! Aussi, j’ai pris l’habitude de demander à mes interlocuteur·rices quels sont leurs pronoms. Au début, maladroitement. Puis j’ai vu que si je ne le faisais pas, je me sentais mal. Et surtout, j’ai remarqué comment moi, je me sentais lorsqu’iels me demandaient les miens. Je partais de loin. J’ai fini par trouver: Lux, c’est Lux. Juste Lux. Poète.

Maintenant, j’enseigne à la maison à mes enfants. Mon fils m’a demandé pourquoi, dans sa dictée trouée, il devait écrire: «Antoine est un garçon» plutôt que «Antoine est une personne». Ma fille m’a dit: «Je pense que j’aime mieux l’anglais, c’est bien moins sexiste!» Le message est clair.

Afin que les plus jeunes continuent d’utiliser le français comme langue courante, de recherche, de création, nous devrons la laisser évoluer. Pour moi, l’écriture épicène est un passage nécessaire vers l’écriture inclusive, ouverte à la pluralité des genres. Au cours de discussions avec d’autres poètes s’identifiant comme personnes non binaires ou transgenres, le constat s’est imposé (ou dégagé): l’écriture épicène est importante pour rendre visibles les femmes, alors que l’écriture inclusive englobe tout le monde.

Pour que toustes soient enfin représenté·es.

 


Lux est un·e poète, musicien·ne-catastrophe, et animateurice d’ateliers d’écriture. Iel a grandi en Abitibi et vit maintenant à Québec. Lux a cofondé le Collectif RAMEN. Iel déclame des poèmes inédits, explorant le contraste entre l’éphémérité des mots versus la malléabilité des mémoires.

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