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Physiologie de la vieille fille

Physiologie de la vieille fille

Dans son deuxième recueil à Moult éditions, l’autrice derrière Bureau Beige passe au tordeur les relations jetables à l’ère des téléphones intelligents.

Poésie

Dans son deuxième recueil à Moult éditions, l’autrice derrière Bureau Beige passe au tordeur les relations jetables à l’ère des téléphones intelligents.

Définir ce qu’est une vieille fille me donne l’impression d’être un dinosaure. C’est une femme célibataire à un âge où l’on est habituellement mariée. Mais à une époque où les configurations affectives se multiplient, où le célibat est courant, pourquoi réactualiser cette notion patriarcale? Peut-être parce qu’elle contient en germe cette idée que le corps aurait une date de péremption correspondant plus ou moins à son pic de fécondité – une idée d’ailleurs exacerbée par les sites de rencontres. Comme l’écrit celle qui se fait appeler simplement Vieille fille à propos de Tinder: «vingt fois sur le métier/remets ton visage».

Date, maîtresse, ex

Le recueil se présente sous la forme d’un journal intime, d’un carnet dans lequel une vieille fille autoproclamée consigne des aphorismes lapidaires nourris par sa désillusion amoureuse. On comprend, au fil de la lecture, qu’on ne naît pas vieille fille, mais qu’on le devient:

Un coming out de vieille fille
ça existe pas
ça se découvre
à coup d’erreurs
de ruptures
de branleurs.

Comme l’autrice le rappelle d’emblée, cette figure archétypale ne cadre pas dans le schéma classique de l’hétéronormativité féminine: ni vierge, ni mère, ni putain, elle est plutôt la «douce moitié/du vide», la «femme restante», ou encore «la mesure-étalon/des hommes/dans leur crise/de la quarantaine». Elle se laisse chosifier par le regard des hommes, leur hypocrisie, leur égoïsme, leur lâcheté:

Tenter d’exister
dans ton regard
demeure
la plus belle façon
de disparaître.

Définie par le rejet, elle canalise son amertume dans l’autodérision, l’ironie permettant d’adoucir la dureté de la solitude: «je ne suis pas célibataire/je ne fais que prendre de l’avance/sur les autres couples».

Mais parce que la vieille fille est hors jeu, elle voit l’entièreté du jeu, elle en perçoit avec acuité la facticité et les faux-semblants. Et une fois l’amour démasqué, qu’en reste-t-il, sinon «[a]u petit matin/la déchirure/d’un emballage intact»? Véritable antimythologie amoureuse, le livre est ponctué de rappels à la basse quotidienneté, au lavage de «bobettes», au «lit qui penche», au vieillissement – seins qui pendent, gros ventre, culotte de cheval – et aux difficultés posées par l’autocorrecteur.

Détourner l’amour

Vieille fille explore la contradiction entre l’idée de la libération de la femme, souveraine de son corps et de son désir, et la réalité du jeu de la séduction, qui tend à la réduire à sa sexualité. La dépersonnalisation est au cœur de l’œuvre. Bien sûr, les amants n’ont pas d’identité: ils sont à peine esquissés, jamais nommés, sauf dans une liste de prénoms en fin d’ouvrage dans laquelle ils sont remerciés sarcastiquement. Les interactions, transmises par l’écran du cellulaire, relèvent de la procédure. À cet effet, l’autrice inclut deux canevas de lettres de rupture tout à fait savoureuses: une pour le courriel, l’autre pour le texto. Il suffit d’insérer dans l’espace réservé le nom de la personne à qui le message est destiné. Pratique!

L’univers procédurier du flirt en ligne contamine jusqu’à l’identité même de la diariste. L’esthétique kitsch de Vieille fille, avec sa couverture imitant un journal intime et parsemée de petits cœurs, et la typographie en grandes lettres attachées de certaines sections mettent en évidence une féminité de carton-pâte, construite par l’adhésion au discours dominant. Les détournements qui jalonnent la partie «Pensées pour utérus flétri» sont autant d’attaques contre le prêt-à-penser positif, qui sert à normaliser la souffrance. Des exemples? «Rien ne sert à courir/quand on fait de l’embonpoint»; «Le cœur a ses raisons/que la raison juge en esti».

Cependant, tout n’est pas que révolte et dérision dans Vieille fille. L’ultime section du recueil, «Disparaître», communique la douleur de la femme qui, en dépit de ses efforts pour se conformer à un idéal féminin désincarné, demeure rejetée. La brutalité du jeu amoureux se révèle dans des vers comme les suivants, que j’aurais aimé voir plus nombreux:

Un jour
je recommencerai peut-être

à sourire
à des étrangers

En bref, Vieille fille, inventif, drôle, féroce et étrangement touchant, n’a pas à rougir et se distingue avantageusement des ouvrages qui traitent des misères de la vie affective contemporaine.

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Bureau Beige
Montréal, Moult
2021, 160 p., 14.99 $