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Peur gigogne

Ici, la peur s’immisce entre les fils générationnels, devenus inextricables à force de violence perpétrée.

Traduction

Ici, la peur s’immisce entre les fils générationnels, devenus inextricables à force de violence perpétrée.

Dans le quartier North End de Winnipeg au Manitoba — mais on pourrait être ailleurs —, une matriarche prénommée Kookom prévient sa petite-fille: «Ma Stella, les filles se font agresser partout.» La communauté, qui s’est bâtie dans la pauvreté, représente un microcosme parfait du monde harnaché à la violence et aux préjugés. Naître métisse, c’est déjà commencer avec une chance en moins. Quand ça se poursuit dans la maltraitance, tout est en place pour que s’huile l’engrenage pernicieux de la colère et du désarroi. Chez Vermette, on repère dans une même personne le bourreau et la victime. Si l’un est désigné comme le méchant, c’est parce qu’il a utilisé les moyens de résistance qu’il a pu dégoter. Ainsi, Ligne brisée nous rappelle par-dessus tout que les vérités manichéennes n’existent pas.

Ce sont les voix de quatre générations de femmes autochtones qui se font entendre dans ce roman, mais une seule trame commune les conduit: la peur qui se tient au milieu de tout. L’agression subie par l’une d’entre elles fera remonter à la surface des blessures anciennes. Pendant que l’enquête est menée, les plaies du passé se rouvrent. Les chapitres mettent tour à tour en lumière l’histoire de l’une et de l’autre, tout en laissant voir l’empreinte qu’ont creusée dans leur mémoire les agressions vécues et l’angoisse ressentie.

Hériter du mépris

Toutes les femmes sont des victimes au moins collatérales chez Vermette, comme Stella qui porte en elle la tragédie de sa mère: «Elle avait oublié l’histoire d’Elsie; il lui faudra l’ajouter à la liste des «passés comme le sien» — une autre histoire qui ne lui est pas arrivée directement, mais dont elle est la gardienne et la mémoire.» Très tôt, peut-être même avant sa venue au monde, Stella est l’héritière du mépris consensuel infligé aux Métis. Sa famille et son territoire sont à la fois un refuge berçant et une terre dont elle voudrait s’éloigner. Les femmes de sa lignée, par les liens et l’amour qui les unissent, semblent être les seules à pouvoir comprendre la peur innée qui l’habite. Mais elles en constituent aussi l’origine, malgré elles.

Les femmes de Vermette sont décrites avec franchise. Elles boivent, elles fument, elles sortent, elles mettent les enfants devant la télé et leur font des grilled cheese pour souper. Elles sont humaines. Par amour pour leurs enfants, elles les initient à la honte d’eux-mêmes puisque ce qu’ils sont est jugé défavorable par le plus grand nombre. «Je voulais juste te protéger. Je voulais ce qu’il y avait de meilleur pour toi. Et dans ce temps-là, ça voulait dire être un Blanc, alors on a été aussi Blancs que possible.» Les hommes sont plus grossièrement dessinés: par exemple Christie, l’un des deux policiers qui mènent l’enquête de l’agression. Homme blanc, bedonnant, las, imbu d’idées reçues, il est l’archétype de la mauvaise foi. Ce personnage cliché, parmi les nuances que Vermette a voulu installer, jure avec le reste. On ne lui donne d’ailleurs jamais voix au chapitre — peut-être parce qu’il l’a souvent eue en d’autres lieux que ce roman.

La répétition du même

L’omniprésence de la peur se confirme jusque dans les rêves de chacune des femmes, ceux-ci s’enchevêtrant à la vie réelle,
aux souvenirs, aux esprits des morts. Chez Vermette, la crainte est à ce point tangible qu’elle semble prendre la forme d’une masse noire collée dès la naissance au corps de chaque bébé fille. La confiance entre les hommes et les femmes est minée et il devient de plus en plus difficile de se rapprocher pour s’aimer à cœur ouvert.

Toutes ces grandes et petites histoires racontées à demi-mot qui façonnent une vie. Un motif — elle pense à ce mot — comme une chose qui donne naissance à une autre. Motif. Toutes ces petites choses, ces appels à la prudence, ces conseils sur ce qu’il ne faut pas faire. Elle a toujours su être prudente, su faire attention aux hommes, aux hommes étranges, aux hommes faisant des choses étranges. C’est ainsi qu’elle a été élevée. Sur le qui-vive.

C’est aussi dire que pour celles à qui une agression est arrivée, elles sont tenues responsables d’avoir elles-mêmes fait leur malheur; elles ont manqué de vigilance, elles ont souri une fois de trop, elles ont entravé la loi implicite qui les veut silencieuses.

L’auteure Mélissa Verreault (L’angoisse du poisson rouge, Les voies de la disparition) réussit avec conviction le défi de la première traduction. Quand on sait que traduire ne correspond pas simplement à transposer des mots d’une langue à une autre, mais à transmettre le langage d’une œuvre dans son entièreté, c’est-à-dire ce qu’elle évoque mais aussi ce qu’elle sous-entend, le travail de Verreault remplit sa mission.

Viols, abandons, gangs de rue, racisme, meurtres: sous le couvert d’une dureté sans nom, il se déploie tout de même dans ce roman des histoires d’amour. Celles, forcenées, des mères pour leurs enfants, celles qui disent encore croire que les hommes cesseront de partir. La ligne brisée du titre peut signifier plusieurs choses; la vie qui casse en deux après l’horreur ou le fil rompu de la peur en héritage. ♦

 

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Katherena Vermette
Traduit de l'anglais (Canada) par Mélissa Verreault
Montréal, Québec Amérique
2017, 456 p., 24.95 $