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Patauger dans les langueurs de l'anecdote

Patauger dans les langueurs de l'anecdote

S’il fallait encore faire la preuve qu’il ne suffit pas de vivre pour accoucher d’histoires qui tiennent de l’universel, la chose est à nouveau démontrée dans ce premier livre de Shanti Van Dun.

Thématique·s
Roman

S’il fallait encore faire la preuve qu’il ne suffit pas de vivre pour accoucher d’histoires qui tiennent de l’universel, la chose est à nouveau démontrée dans ce premier livre de Shanti Van Dun.

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Ce ne sera ni la première ni la dernière fois qu’un lecteur se laissera envoûter par les boniments bien tournés d’un éditeur déterminé à faire lire une nouvelle autrice de son écurie. À plus forte raison si cet éditeur jouit encore de l’aura qu’a jetée sur lui un livre aussi magnifique et marquant que Le dernier chalet. Je ne commettrai pas ici l’injustice de comparer le bouquin du maître Yvon Rivard à celui de l’élève Shanti Van Dun, bien que le procédé, comme beaucoup d’autres aussi faciles, soit tentant. Une chose m’apparaît toutefois certaine, c’est que des qualités qu’a pu déceler l’éditeur dans le manuscrit que lui a remis son ancienne étudiante, rien n’est apte à convaincre.

L’ennui du jour 2

Dans une écriture blanche où l’on peine fortement à trouver la «voix poétique» annoncée en quatrième de couverture, Van Dun livre en pâture son album de famille aux lecteurs qui s’étonneront d’être admis sans raison apparente dans une intimité que l’on réserve d’ordinaire aux bons amis. Un accouchement n’attend pas l’autre, les prénoms changent mais les pleurs, les premiers pas et les balbutiements demeurent ennuyeusement semblables pour qui ne contemple pas, ébloui, la chair de sa chair. Regarder grandir des enfants est bien sûr un émerveillement pour tous les êtres humains dotés de cœur que la Terre a bien voulu porter au fil des âges. En avoir trois ne certifie toutefois pas que l’on ait quelque chose d’intéressant à en dire.

Comme chaque existence, celle de Van Dun est un pendule qui oscille irrésistiblement, s’approchant tantôt du pôle de la grâce, plus tard frôlant celui de l’abattement. Sans que l’une de ces sublimes attractions ne puisse de l’autre durablement triompher (c’est à tous notre lot), il nous faut patauger dans les langueurs de l’anecdote et ramper au plus près du sol pour éviter les dangereuses lumières de la foudre qui sévissent en hauteur. À chacun d’entre nous, il incombe de trouver sa façon d’accepter la répétition des jours, de ne pas s’enliser dans des rappels ternes qui ressemblent par trop au spectacle qui n’en finit plus de s’achever. En cela, le combat n’est jamais gagné et rarement intéressant à raconter. Surtout lorsque l’exutoire de la narratrice de Van Dun s’incarne dans une course en forêt qui parfois sait s’arrêter pour contempler l’éblouissement de chevreuils qui nuiront aux résultats qu’enregistre implacablement sa montre GPS.

À la défense de Bérénice

Émule du très enseigné Réjean Ducharme, la narratrice s’évertue à convaincre ses propres élèves que, bien que L’avalée des avalés ne les aidera sans doute pas à maintenir une saine gestion de leurs finances personnelles, plusieurs individus n’ayant eux-mêmes pas fait banqueroute semblent tout de même s’accorder pour dire que ce livre est intéressant. Seule face aux hordes d’étudiants qui n’aspirent qu’à s’en mettre le plus dans les poches et le plus rapidement possible, elle plaide la cause désespérée de la poésie et des mésadaptés. Vous l’aurez compris, l’émerveillement des naissances est passé, le nid familial patiemment construit est en flamme, le géniteur en cavale s’en est allé et la foi dans la littérature et sa transmission s’étiole au rythme où les technocrates en devenir s’acharnent sur le personnage de Bérénice, «[…] demandent si la dissertation portera sur l’ensemble ou sur un extrait, ils demandent combien ça vaut, ils demandent pourquoi cette enfant de neuf ans s’énerve ainsi, pourquoi elle est si méchante, si égoïste, si radicale, elle est trop intense, hein, qu’elle prenne un peu son trou». Après l’idylle, la crise. Les enfants jadis gazouillants sont devenus des monstres d’ingratitude, la perche que tend la fiction paraît désormais risible. De «l’ivresse du jour 1» ne subsiste que le désagrément des répétitions à cuver jusqu’à ce qu’enfin la mort nous délivre du calvaire de l’ordinaire.

Bref, on s’ennuie ferme dans ce récit, même lorsque l’on convoque le souvenir incandescent des mots-lucioles de Ducharme. Comme si le simple fait d’évoquer l’œuvre profondément originale du maître, son style à nul autre pareil, ne faisait qu’accentuer cruellement tout ce qui manque ici. L’ivresse du jour 1 a au moins ceci de bon qu’il nous rappelle à Ducharme, pour que nous puissions encore une fois nous délecter de sa langue et de ses idées de grand enfant. Aussi laissons-lui le dernier mot d’outre-tombe, une invitation à embrasser plus large, à se guérir du banal en se saisissant de la vastitude.

— Pourquoi gémir sur un tréteau? Nous pouvons entasser montagnes sur montagnes, les escalader, aller jouer dans les étoiles avec nos mains. Tout prendre, nous saisir de tout. (L’avalée des avalés)

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Thomas Dupont-Buist
Montréal, Leméac
2018, 120 p., 13.95 $